Rigoletto
- Ginette Flora Amouma
- 21 juil. 2020
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 mars
Le trajet en bus de l’arrêt de la résidence où vivait Mélanie jusqu’à la gare de sa commune durait un quart d’heure, temps suffisant pour lire un mail ou un texte. Mélanie se faisait vite une idée en lisant en diagonale les premiers textes et les commentaires des auteurs. C’était sa deuxième tasse de thé et qui devint très vite une addiction. Le trajet devenait ainsi très attractif, elle oubliait la monotonie du parcours, le chemin balisé par une dizaine d’arrêts identiques, les entrées des mêmes personnes, des afflux et des reflux, un passage d’habitués qu’elle ne saluait que par un hochement de tête ou pas du tout quand la personne l’indifférait ou qui ne prenait pas la peine de la remarquer. C’était tout aussi bien, elle qui occupait la même place quand elle était libre, celle du fond, ce qui lui permettait de lire les commentaires de ses auteurs préférés sur les textes qu’elle envoyait au site de littérature auquel elle était inscrite.
Hiver comme été, le bus desservait les points ciblés de la petite commune. A l’arrêt de sa résidence, elle connaissait bien les personnes qui montaient, c’était les habitués du circuit, presque ses voisins. Ceux-là, elle avait coutume de bavarder avec eux pendant quelque temps. Puis vint le temps où elle bavarda avec les passagers virtuels de son site littéraire. Ils devinrent singulièrement plus familiers que ceux qui montaient dans son bus. Autant dire que c’était dans l’air que de bavarder avec son portable car chacun conversait avec son portable. Des visages penchés, des regards baissés, posture qui s’uniformisait. Elle n’était pas en reste et se plongea dans la page de cet auteur au pseudonyme loufoque « Rigoletto » qui l’avait intriguée. Elle écrivit un commentaire au bas du texte qu’il venait d’envoyer. Tous ces auteurs avec leur pseudonyme et leur nom d’emprunt la faisaient sourire. C’était un moment tranquille, elle y voyait un moyen de tenir l’autre à distance dans la cohue du matin quand à chaque arrêt, le bus se remplissait d’une foule bruyante. Le texte de Rigoletto retenait son attention depuis quelques jours. Elle avait lancé un bref commentaire lui demandant de lire son texte : « Oserais-je vous demander de lire mon texte ? » L’auteur répondit avec promptitude et brièveté : « Osez ».
Ce fut le début d’une étrange correspondance. Un lien manifestement s’était installé. Il ne se rompit pas même quand elle osa demander au Rigoletto pour quelles raisons il disparaissait parfois pour revenir avec un autre pseudonyme. Une sorte de mise en scène qu’il aimait créer troublait le forum du site, des commentaires peu amènes commençaient à filtrer contrastant avec la bonhomie habituelle. S’entourer de mystère semblait être un de ses atouts pour sortir du lot commun de ce site de littérature participative où chacun commentait les œuvres des auteurs. Un bel échange courtois d’abord s’installa puis s’affermit au fur et à mesure que les lectures des textes devinrent un échange plus solide traquant des zones d’ombre, relevant des points obscurs et exigeant des explications. Tout allait pour le mieux mais certains lecteurs lassés des masques derrière lesquels se cachait Rigoletto perdirent patience et s’esquivèrent, les abonnés se réduisirent. Les lectures de ses textes tournèrent autour de quelques habitués et abonnés à la soupe rébarbative à laquelle il les abreuvait. D’autant qu’il avait la manie de pousser ses lecteurs à lire ses textes dans l’instant que suivaient ses publications. Mélanie prit l’habitude de lire Rigoletto uniquement pendant le trajet de sa maison à la gare et pendant le trajet du retour de son travail à sa commune. Cela faisait deux trajets, celui en bus pour aller jusqu’à la gare et celui du réseau express régional pour s’immerger dans la grande ville.
D’ailleurs, pour confirmer toutes les critiques qui lui étaient adressées, Mélanie, rebutée par la longueur du dernier texte de Rigoletto et de son empressement à exiger une lecture rapide, écrivit : « Trop long. Commentaire à venir, train à l’approche ». Habituée aux tangages et aux soubresauts de l’imposant véhicule comme la majorité des passagers, elle avait pris le pli de concevoir un texte concis, précis et argumenté, la clé d’un bon envoi par message électronique.
A la gare, les passagers se dispersèrent. Le trajet du train de banlieue avait la particularité d’apporter un flux toujours nouveau de voyageurs inconnus dans un brouhaha toujours plus oppressant à mesure que le train s’approchait du cœur de la ville. Certains se précipitaient dans le premier wagon qui s’immobilisait en grinçant devant eux et d’autres se disséminaient selon un ordre connu d’eux seuls.
Mélanie quitta sa station pour se diriger vers les locaux de son immeuble. Et là s’arrêtaient ses travaux d’écriture et commençait son travail de rédactrice de mode. Après une journée éreintante à se battre avec les habituels interlocuteurs des différents services de cette moyenne entreprise créée pour vendre un label de communication et une fois que les longues conversations au téléphone avec les clients et les interlocuteurs pointilleux âpres à la discussion se terminaient, Mélanie bénissait le moment où elle se retrouvait à la gare pour prendre le trajet du retour.
Elle choisissait toujours une place tranquille pour reprendre ses lectures là où elle les avait laissées. Ce fut la rapidité fulgurante avec laquelle Rigoletto répondait qui conduisit Mélanie à subodorer que l’auteur était dans son train.
Elle était perplexe. Rigoletto répondait à la minute près. Il répondait toujours au même moment de la journée, le matin et à la fin de la journée. Il n’y avait pas de doute. Ils étaient ensemble dans le même transport. Cela ne fut probant que lorsque dans les multiples échanges, ils se mirent à parler de leurs centres d’intérêt. Des échanges qui s’ensuivirent aux mêmes horaires.
Mélanie ne trouva plus le repos. Son esprit ne lui laissait aucun répit et la poussait à percer ce mystère. Verrait-elle enfin le visage de son épistolier ?
Elle se mit à scruter les passagers. Depuis son entrée dans le bus de la commune qui desservait le trajet qui conduisait à la gare, tous les voyageurs qui entraient au fur et à mesure dans le bus étaient reconnaissables pourtant. Est-ce que l’un d’entre eux pouvait être cet auteur qu’elle lisait ? Car le début de leur conversation commençait dès l’entrée dans le bus. Elle décida de tenter une petite expérience. Il lui fallait cette preuve. Elle fut irréfutable quand la conversation commença :
– Vous n’avez pas lu mon texte, écrivait l’auteur
– Trop long et je préfère prendre mon temps. Et je n’ai pas le temps.
– Dix minutes, le temps du trajet.
Et c’était ce qu’il fallait démontrer, il était bien dans le bus.
Ce ne pouvait être qu’au deuxième arrêt. A l’entrée, Mélanie avait actionné la discussion. Au premier arrêt, il ne répondait pas. Au deuxième arrêt, une flopée de gens avait embarqué puis brusquement une réponse avait giclé. Donc l’individu se trouvait dans le groupe des passagers montés au deuxième arrêt : Trifouilly-les-Oies vers Gare de Trifouilly (six arrêts desservis).
Elle devint vigilante. Quand elle attendait dans l’abri de bus le matin dans le froid glacial en hiver et la douce brise des autres saisons, les passagers lui étaient familiers. C’étaient juste les voisins de la résidence, trop familiers pour être le Rigoletto inconnu.
Au deuxième arrêt, il y avait une foule de voyageurs et Mélanie n’avait jamais attaché grande importance à cette marée humaine qui entrait, hommes, étudiants, adolescents et familles entières de travailleurs. Mélanie fit tout son possible pour fixer son attention sur les hommes avec un maximum de discrétion. Par élimination, elle décida de n’en retenir que quelques-uns susceptibles de se conformer au physique de l’auteur. Une fois écartés les jeunes gens, les adolescents et les lycéens du lycée voisin, les femmes et les gens remplis d’âge, elle étudia les hommes, les salariés de l’existence. Ceux-là étaient repérables par leur mise irréprochable, leur mallette noire ou leur sacoche brunâtre, leurs chaussures bien cirées, leurs cheveux bien brossés. Un spécimen qu’elle évalua à l’horizon de son regard. Elle accula son lascar par une question :
– Etes-vous tenté par le récit court ?
La réponse fusa :
– Je suis allergique au court.
Piégé ! Il était bien là quelque part dans le bus. L’individu avait-il pressenti quelque chose ? Le jour suivant, il changea de pseudonyme, livrant son propre rôle à la malédiction des lecteurs. Sa page s’ouvrait désormais sur « Papageno ». Entre Rigoletto et Papageno, il y avait de l’opéra dans l’air mais Mélanie le coinça en retrouvant les méandres de son écriture repérable par la mise en abîme de plusieurs histoires qui s’emballaient, surgissaient ou entretenaient une vie propre hors du texte ce qui valait pour le lecteur un problème de concentration supplémentaire. Commenter devenait souvent très ardu, le texte ressemblant à un livret musical : il s’écoutait à partir de tonalités intrinsèques, la seule intention étant de reprendre les mêmes arpèges, les redondantes harmoniques, les thèmes récurrents. Cette composition singulière interpella Mélanie et la dirigea vers le talon d’Achille de l’individu. Dès qu’on parlait de chant lyrique, il se métamorphosait, devenait somptueux comme frappé par la foudre de l’épanchement de ses souvenirs. Intarissable sur la narration de son enfance, il cachait ses émotions indélébiles dans la succession de phrases qui revenaient toujours à leur point de départ. Papageno fut donc vite désamorcé :
– Vous avez changé de pseudonyme ? Pourquoi apparaissez-vous pour disparaître ?
– Quand quelque chose me déplaît, je préfère disparaître pour n’avoir pas à dire quelque chose de désagréable car je deviens vite désagréable.
– Et là, que s’est-il passé ?
– Trop d’auteurs du site me désapprouvent et me houspillent.
– Il y a de quoi, non ?
– Et on ne me lit plus. C’est injuste, on me renie.
– …..parce que vous refusez d’obéir.
– Je ne veux pas me fondre dans le moule.
– Là, en l’occurrence, il faudrait accepter le règlement et vous contenter d’un seul pseudonyme si vous voulez qu’on vous suive. Impossible de voir évoluer la lecture. Vous disparaissez si vite que cela relève de l’impudence.
Les critiques plus zélés, Mélanie le faisait désormais. Les échanges avec le quidam avaient évolué. Dans quel sens, elle l’ignorait. Elle aimait le sel de ses conversations avec Papageno qui devint très vite Cherubino pour se figer un moment sur Rodolfo.
A ce stade, il y n’avait plus que Mélanie qui le lisait. Il avait perdu tous ses autres lecteurs, furieux de se sentir bafoués et ridiculisés. Ne restait que Mélanie qui n’avait plus qu’une seule idée en tête : le pousser dans ses derniers retranchements.
Mais comment ? Rodolfo lui envoyait des extraits d’opéra et de chant lyrique. Il s’était pris au jeu de l’enseignement musical. Il lui envoyait des morceaux à écouter, partageant ses goûts musicaux avec un réel bonheur.
Le lien entre eux deux se solidifia davantage. Une douceur s’éleva dans leurs échanges. Rodolfo aimait s’étendre sur ses compositions musicales, chargeant ses textes de rondos et d’allégros jusqu’à ce qu’un jour, Mélanie lui dit avec enthousiasme :
– Je sais comment vous construisez vos textes. Vous écrivez comme on compose une symphonie, c’est un orchestre que vous conduisez quand chacun de vos personnages joue de son instrument, le hautbois parlant de l’enfant que vous étiez, le piano évoquant vos premiers émois, le basson martelant vos aventures de potache. Vous menez votre texte comme un chef d’orchestre levant les accords avec maestria. Chaque texte est une philharmonie.
– Félicitations ! Vous avez trouvé ! En effet, n’ayant jamais appris la musique, j’ai toujours voulu en faire et je malmène les mots en essayant de leur faire jouer un prélude.
Et c’est ainsi que Mélanie eut l’idée qui lui permit de retrouver l’individu, ce musicien qui se cachait derrière son texte. Jusque-là elle faisait l’endormie. Elle attaqua en force.
Ce ne pouvait être que l’un de ces quatre hommes. Elle élimina d’emblée celui qui avait piètre allure avec ses cheveux fous, son blouson râpé. Elle ne s’arrêta pas sur l’homme au costume impeccable si noir qu’elle se demanda si après tout ce n’était pas lui : il ressemblait tellement à un piano ! Elle se détourna de celui qui ressemblait à un chercheur de laboratoire quoiqu’il pût aussi convenir puisque Rodolfo écrivait avec la minutie d’un laborantin.
Le dernier, elle pensait que c’était lui, il n’avait rien de particulier, il était d’une simplicité tranquille.
Elle trouva l’astuce pour faire réagir l’un deux. Cette fois elle sentait que Méphistophélès la soutenait. Ils étaient tous les quatre absorbés par leur mobile en pleine concentration. Un seul d’entre eux réagirait si elle lançait l’air de Faust à plein volume dans le bus. Elle trouva le site adéquat, régla le volume au maximum et l’air de Faust retentit dans le bus comme un coup de canon.
Ce fut le bohémien aux cheveux fous qui se leva, éperdu d’extase.
Juillet 2020
Ginette Flora
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