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Montségur, le royaume oublié


© Aquarelle de Ch. Piquard- Montségur


Cécile surgit de la forêt de sapins en rajustant sa capuche. Les plis de son manteau de serge ne cachaient qu’à demi les rondeurs de son ventre. Quelques instants d’aise, elle avait pu les goûter auprès d’Apolline qui soignait les dorsalgies avec des onguents. Les préparations malaxées dans des écuelles en pierre soulageaient crampes et engelures chaque fois que Cécile venait rendre visite à la guérisseuse auprès de qui elle trouvait compassion et réconfort. Parfois ses douleurs diffuses irradiaient son dos et bloquaient sa respiration, la fin du terme s’annonçait difficile.


– C’est ton mental. Tes sombres pensées agissent sur certains points de ton dos. Je ne peux rien faire pour cela sauf te dire de te calmer et t’aider à te calmer.


La voix d’Apolline prenait des inflexions apaisantes, elle narrait par le menu ses recherches dans les bois de cistes et d’épineux qui formaient un épais rempart aux yeux frondeurs. Elle aimait lui présenter ses trouvailles quand elle découvrait une herbe qu’elle associait avec d’autres plantes pour en produire un mélange qui la satisfaisait. Une pommade de rose, de violette et de lis mouillé de mandragore stimulait le flux nerveux. Parfois Cécile, sous l’effet d’une infusion de pavot, se mettait à somnoler mais ce jour, elle avait un pressentiment.


– Il se passe quelque chose de décisif, je le sens aussi vivement que la contraction qui me tétanise parfois. Les inquisiteurs et leurs maîtres religieux vont prendre Montségur. Ecoute comme la nuit est pleine d’une  matrice qui va féconder d’un monstre.

 

Cécile fixait Apolline comme si celle qui n’obtenait pas les faveurs de tous, avait toutes les réponses. Les esprits fermés à toute croyance à un pouvoir qui leur échappait ne portaient pas la guérisseuse dans leur cœur. Les croisés s’ingéniaient à l’affubler d’appellations frelatées tout en la pourchassant. Ils lui menaient la vie dure mais elle n’en avait cure. Elle était souvent prise sous l’aile protectrice des Parfaits et des paysans, ces cathares qui combattaient l’Inquisition  et qui avaient pour elle, des noms affectueux.

La vieille femme changeait souvent de cahute, se sachant honnie et poursuivie. Elle connaissait toutes les anfractuosités des roches. Les grottes lui servaient de refuges passagers. Elle vivait constamment sur le qui-vive, ses mains faisaient des prodiges, elle savait prendre la douleur dans leur profondeur, la ramener à la surface et l’éteindre d’un geste où perlait toute sa science du massage réparateur. Elle lisait l’avenir et ce qu’elle y voyait en ces jours de l’hiver mille deux cent quarante-trois ne lui laissait aucun doute. C’était la fin des Cathares, la fin de leur vie communautaire régie par des préceptes condamnés, considérés comme hérétiques aux yeux de l’église régnante. Elle entendait un chant sombrement prémonitoire, monter des sols bourbeux.  Des brasiers, des torches de fumée âcre brouillaient ses visions tant de fois qu’elle en était elle-même oppressée. Des scènes de barbarie montaient l’aveugler sans qu’elle ne pût se confier à quiconque.  Le sort de sa petite protégée devint sa seule préoccupation :


– Sais-tu où aller  quand le moment sera venu ?


Cécile avait juste posé la main sur son ventre. Le message était clair,  elle ne savait pas où aller mais elle savait où être.

Puis elle l’avait quittée, avec encore sur son dos la chaleur des cataplasmes aux herbes qu’Apolline avait appliqués par des mouvements profondément lénifiants.


En longeant les chaumières bâties en soulane, elle s’efforça d’éviter de passer par les cantous,  ces ponts de bois surplombant les ruelles et reliant les maisons entre elles.

Le château incrusté comme un diamant brut sur son pog, le redoutable éperon rocheux, dressait sa silhouette altière, inaccessible, enfermé dans sa détermination de rester impérissable.

Cécile eut un serrement au cœur. Elle ressentait jusque dans ses veines la pensée lourde de conséquences des cathares. Fièvres et morts, rapportait-on sans qu’elle ne pût jamais savoir si Thibault était encore vivant.

Un bruit de pas la fit tressaillir. Un autre bruit dans les ténèbres puis le silence qui s’épaississait, accrut l’angoisse qui déjà taraudait ses tempes. Elle eut le temps de  s’enfoncer dans l’espace que l’ombre d’un toit de maison isolait prudemment. Elle vit deux personnes se fondre en une seule silhouette, un  enlacement tragique.

Si chacun savait ce qui circulait, chacun se gardait d’en faire état : l’Inquisition pourchassait les cathares mais le diable n’en faisait qu’à ses cornes et malmenait ses ouailles comme il le voulait. Cécile crut reconnaître la lourde vêture d’une femme emprisonnée dans ses héraldiques. L'autre personnage portait la chasuble d’un officiant albigeois. La posture du couple renvoyait une histoire dramatique. Cécile se rencogna davantage dans l’ombre que lui procurait un mur d’angle. Elle entendit des sanglots. Au bout d’un instant qui devenait intenable, il lui sembla que l’homme laissait tomber des mots définitifs. Elle attendit que le drame traverse tout le rideau de ses feux dévorants, elle suivit la combustion de leurs bûches dans le brasier où leurs âmes regimbaient de ne pouvoir trouver une issue à l’horreur  qui couvait.    

Cécile fut saisie de frayeur comme si un pressentiment lui rappelait sa condition de femme clouée au pilori de l’histoire des albigeois. Elle savait qu’elle choisirait la vie quitte à calfeutrer sa foi en l’humain. Nul être humain ne pouvait lever la main sur un autre ni le renier ni le menacer. Elle répétait des phrases toutes faites comme s’il fallait égrener les préceptes d’un chapelet qu’elle évitait de porter hormis les jours où un pasteur de l’église romaine l’abordait pour lui demander des nouvelles de Thibault.


En ouvrant la porte de sa chaumière, elle expira, toute crainte se dissipait. Le ragoût mijotait dans le chaudron posé sur les bûches de l’âtre. Un bruit familier  de bulles pianotait  sur les bords du récipient en laiton. Elle sentit un autre souffle. Elle se retourna vivement quand elle vit une ombre grandir dans la semi-obscurité  de la pièce mais elle n’eut guère le temps de crier. Thibault la serrait dans ses bras. Elle fut happée par un tourbillon. Ils n’en émergèrent  qu’au bout de longues minutes où tout le feu de leur vie bondissait pour venir attiser les mèches des flammes qui crépitaient. Ils se  racontèrent, ils se recoupèrent, revinrent  sur leurs mots, les reprirent, leur donnant le sursaut tremblant des longs tourments retenus pendant les mois où  avait duré le siège de Montségur.

Thibault  avait perdu la rage de combattre. Il  lui parlait d’un savoir laissé par les Parfaits dans les excavations et les fissures des rochers de la forêt.  Il était investi d’une mission, il devait sauver des objets, de saintes reliques conservées dans des écrins de velours.


–  J’ai trouvé des louis d’or.


En baissant la tête, il lui raconta  ses mois de remords  devant le chapardage éhonté qu’il avait commis.


– Ce n’est pas pour moi. Je pensais au petit et à toi qui dois l’élever.

– Non ! Où iras-tu ?

– Je ne sais pas, ma douce, je dois partir laisser en lieu sûr le coffret et je ne dois pas réapparaître. Pour tout le monde,  je suis mort.


Les longues veilles sur les remparts l’avaient rempli d’un sentiment qu’il ne pensait pas pouvoir éprouver. Il n’avait de cesse de redouter que le siège aboutisse sur une écrasante défaite. L’ultimatum proposé, c’était la reddition et ils auraient la possibilité de choisir entre la vie sauve ou le bûcher. Ce laps de temps, il l’avait consacré  à rassembler des louis d’or. Il se souvenait  de la réunion avec les évêques de la foi des bons hommes. 


– Nul ne doit savoir que nous avons de l’or et des manuscrits précieux datant de l’Antiquité. Thibault, je te remets un coffret que tu ne dois jamais chercher à ouvrir. Va le placer en lieu sûr, dans les pierres, dans les rocs, que tu couvriras avec des blocs de granit ou de basalte peu importe pourvu que l’objet reste enterré dans la tombe des montagnes et puisse un jour parler de ce que nous avons vécu.


Thibault avait accepté de s’enfuir de la forteresse et de disparaître en ne laissant de lui aucune souche de son identité. Il s’efforça de faire comprendre à Cécile le choix qu’il avait retenu :


–  Tu portes la vie. Je dois moi aussi rester en vie. Les jours ont ce pouvoir de fleurir quand on s’y attend le moins, un jour notre enfant me trouvera, les choses auront radicalement changé, tu verras, j’ai tellement pensé à ce renouveau où rien, ni une foi ni un combat ne pourra nous empêcher de nous revoir.


Il lui tendit les quelques pièces d’or qu’il avait prélevées de la réserve monétaire des Parfaits.  


– Accepte-les. Il faudra  dire un jour à l’enfant  qui est son père et quelle force l’a maintenu en vie.

– Ils nous brûleront, Thibault.

– Tu resteras ici, tu as demandé à vivre, tu vivras comme ils le décideront mais moi je ne peux pas. Je dois repartir. Un jour, on se souviendra de nous.


Cécile ne pouvait plus le retenir. Des larmes, elle n’en avait plus.  Plus rien ne venait de son corps. L’enfant prenait tout, sa vie, son destin. Elle sentait vibrer la détermination de Thibault. Il y avait dans son regard une coupure indélébile, une raideur inflexible.

Il repartit dans la nuit, il n’y avait plus d’étoiles, l’éperon rocheux dressait sa massue.


Cécile ressentit les premières contractions  lui labourer le ventre. Elle se traîna jusque dans la forêt. Apolline veillait dans les confins des sapins, lorgnant la maison, rôdant près des murs. Thibault lui en avait touché un mot avant de partir. Thibault lui avait laissé une bourse remplie de quelques écus d’or. Il n’y eut aucun mot superflu entre eux. Apolline fit son possible pour ne pas se faire remarquer, elle faisait plusieurs fois le même chemin dans la ruelle figée dans une inquiétante immobilité, présage d’événements futurs. Les armées  avaient porté leur attention ailleurs sur les pentes acérées de la montagne. Les rumeurs amplifiaient, elle savait que des alpinistes avaient pris la tour de guet  après avoir escaladé les remparts  et posé un trébuchet qui bombardait sans relâche  à coups de boulets de pierre  la barbacane qui ne tarderait pas à tomber entre leurs mains et ouvrir le passage vers la forteresse.

Elle reçut Cécile dans ses bras, la porta dans la chaumière et fit chauffer  toute l’eau dont elle avait besoin. Le travail commençait. Lorsque le vagissement  du fils de Thibault déchira l’air, des cris de victoire fusèrent dans la forteresse de Montségur. Les assiégeants  avaient percé la muraille et forcé les insurgés à se rendre mais Thibault ne fut jamais retrouvé. Ceux qui avaient choisi d’être brûlés vifs se demandèrent par quel chemin secret Thibault avait parjuré sa foi et rendu à son âme une liberté qui avait trouvé refuge dans les profondeurs des forêts de son enfance.

             Ginette Flora

Mai 2025

4 Comments


Alice
il y a 6 jours

Une histoire oubliée mais qui revit superbement sous la plume, Ginette : oui, bravo !

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Guest
il y a 6 jours
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Merci beaucoup, Alice.

Cette histoire occitane, impitoyable , c'est le tourisme qui s'en est emparé.

Bonne soirée et bon week-end . Le soleil semble revenir.

Edited
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Une page d'histoire oubliée sur fond d'histoire d'homme. Bien conté Ginette, j'admire ta plume. Bravo !

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Guest
May 14
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Je suis très touchée, Nicole. Merci beaucoup.

Il fallait bien rappeler cet épisode de l’histoire occitane !!

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