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Les gamelles des comptoirs - Le cri du corbeau

Dernière mise à jour : 16 avr.


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C’est le fumet de la gamelle apportée par Ladha qui avait dû attirer les corbeaux. Daniel entendait continuellement leurs cris quand il se promenait le long de la rade du Bengale mais quelque chose avait changé. Il se contraignit à rechercher le moment où tout avait lentement viré à une traversée dans le temps.

Il se sentait observé depuis le jour où il avait décidé de prendre ses repas sur la terrasse.  L’impression ne cessa de le mordre, de l’embarrasser, il n’arrivait pas à s’en débarrasser.  Une  croche de discordance piétinait la bonne mélodie de son quotidien. Son radar intérieur s’allumait et balayait ses pas. C’était comme une torche qui s’était mis à  fuser pour fouailler les alentours. Il en était vaguement inquiet. Ce n’était pas une impression, c’était une intrusion.  

Un jour qu’il goûtait au plat de gombos, ce légume vert qu’on utilisait souvent en cuisine, la corne grecque vantée pour ses vertus stimulantes, il sentit que ses  pensées dérivaient comme s’il cherchait un moyen d’éviter de se retrouver devant les phares aveuglants de ses impressions.

Plante cultivée en Inde, originaire de l’Afrique d’où son nom bantou  de la région d’Angola, elle est appréciée pour ses qualités nutritives et son acclimatation  sur les sols au climat accueillant.   C’est un légume favorisant les neurones de  la mémoire. 

  

–  C’est pour la mémoire, Mr Daniel. On mange le gombo pour entretenir la mémoire. Quand je cuisine le gombo, je m’efforce de penser à un détail particulier de mon enfance, un détail qui est devenu un nœud que je cherche à dénouer, à libérer des fils torsadés, emprisonnés dans des enlacements sans fin, rubans de cénotaphe qui s’enroulent et ne se laissent pas interrompre.

– Vous faites des visites au cimetière, avouez !!  fit remarquer Daniel avec un soupçon de malice. La pointe taquine fit rougir Ladha.

– Je vais nettoyer quelques tombes. Vous avez beaucoup d’ancêtres que vous ne connaissez pas. Je m’arrête souvent et je me demande ce qu’il y a eu derrière les sourires qui les rend si beaux dans les cadres. Le gombo est  une sorte de jeu pour moi.  Est-ce que j’aurai quelques nouvelles de vous, mes aïeux si j’en mange souvent de gombos ?


 Daniel ne put s’empêcher de rire et Ladha, enhardie, continua sur sa lancée :


–  Le gombo n’est qu’un dictame, un réconfort pour me sentir choyée par mes ancêtres. Le gombo maintient les neurones en éveil. C’est que j’attends que le nœud de mon  passage sur terre s’ouvre et solutionne mes énigmes, qu’il me montre le détail qui m’a échappé. Il peut s’agir justement du goût d’un légume oublié ou d’un fruit ou d’un nom.  C’est le nom qui me pose des problèmes. Souvent je cherche le nom de quelque chose que je sais mais je n’arrive pas à le prononcer, il remue sur mes lèvres, il m’obsède, je me frappe le front et je sais que c’est le début d’une maladie.


Daniel la réconforta. Il n’avait pas de remède miracle pour lui avouer que lui-même glissait sur cette pente.  Il  lui dit que préparer les anciennes recettes sans se tromper, retenir les doses et les mélanger pour obtenir une sauce, c’était un précieux moyen de retenir la mémoire.


–  Et en plus, vous transmettez votre science.

– J’ai commencé à écrire quelques recettes dans un cahier d’écolier. Cela fait sourire ma fille mais je lui dis très sérieusement que c’est pour elle que j’écris.


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Le cri du corbeau vint les interrompre. Un corbeau s’était perché sur l’arbre de la cour et les observait. Son plumage noir, son bec crochu laissait présager de funestes raisons de craindre une brusque malveillance de sa part mais Ladha avait une tout autre manière d’aborder le langage des corbeaux.  Elle fit un geste impérieux pour le chasser mais Daniel intervint.


– Non, laissez-le. Il me visite et me jauge depuis cet arbre. Je me suis habitué à ses passages. C’est un corbeau familier, on les appelle ainsi quand ils ont choisi  la personne qui leur plaît.

– Un corbeau familier ne va plus vous lâcher. C’est pire qu’une sonnerie de portable.  Une fois qu’il aura bien enregistré vos déplacements, vos habitudes et l’heure de votre lever et de votre coucher, il sera plus entreprenant qu’un groom de service. Il viendra se plaindre à vos fenêtres.


 Ladha regarda attentivement l’arbre que lui montrait Daniel.


–  C’est un couple de corbeaux. La femelle a fait un nid. Le mâle cherche de la nourriture en même temps qu’un parrain pour sa nichée.


Tous deux  se mirent à rire. La situation devenait cocasse.


–   Je vais me retrouver avec une famille d’oiseaux à ma fenêtre.


Quelques jours suffirent pour que son divertissement se transforme en angoisse quand il s’aperçut que le corbeau se posait sur la terrasse de son logis, avec chiffonnés entre ses pattes, des bouts de papier. C’était parfois entre son bec qu’il tenait des morceaux de papier déchirés ou des lambeaux de toile. Il s’en inquiéta quand il découvrit peu à peu, en assemblant les chutes de papier piquetées de rayures, il crut voir les contours d’un visage. Parfois, c’était les lignes d’un paysage et les morceaux déposés sur les graviers de sa terrasse l’intriguèrent. Il conçut une sorte de terreur grandissante à mesure que  les bribes d’une vie commencèrent à former les premières trames d’une histoire qui se transmettait.

Il y eut une coulée de glace, un frisson qui s’humectait de la sueur qu’il sentait glisser le long de  son dos  dans son corps désormais transi quand il toisait le corbeau. « The raven » comme il l’appelait depuis qu’il devenait conscient qu’un morceau de mystère se collait sur les murs de son logis.   

Le corbeau revint à la charge en lâchant un cri guttural semblable à  une prémonition. Daniel laissa passer quelques jours durant lesquels les bouts de papier déchiquetés devinrent suffisamment nombreux pour qu’il commence à les mettre bout à bout cherchant à reconstituer un puzzle que le corbeau vraisemblablement tentait de lui soumettre. Impassible, il l’observait depuis son arbre, il battait des ailes quand Daniel arrivait à trouver le bon ajustement des pièces. Le  croassement devenait jubilatoire, il lustrait ses plumes et s’envolait vers la lucarne de son logis. Il ne remarqua pas tout de suite le manège de l’oiseau. Il finit par comprendre que le voyage régulier de l’oiseau signifiait un appel à le suivre. L’oiseau volait jusqu’à la lucarne de la bâtisse voisine qui était l’ancienne maison de famille inhabitable et condamnée par les services publics pour cause de ralentissement et de paralysie d’une succession asphyxiée par des héritiers qui retardaient sa liquidation.

Il avait choisi de séjourner dans le voisinage de la bâtisse chère à ses souvenirs d’enfance. Les jardins des deux bâtisses mêlaient leurs branchages à leurs racines en obstruant une terre dont les limites disparaissaient.

Seul un arbre imposant au feuillage munificent, séparait les deux maisons. Le corbeau semblait tout savoir.

Daniel examina le croquis esquissé à l’encre de chine  avec un réel souci du détail. C’était le portrait d’une  femme, celle qui avait longtemps  occupé la maison, un visage ni jeune ni vieilli mais un visage expressif, celui de la femme qui avait longtemps régné sur les années qui comptent quand on a la place d’un  héros pour celle qui devient une conteuse, celle dont il se souvenait pour avoir passé son enfance auprès d’elle quand la bâtisse aux murs blancs rehaussé de bardeaux d’un vieux rose abîmé était pour lui l’endroit où il ensevelissait tous ses secrets d’enfance.


La nuit tombait brusquement comme si un voleur de lumière était venu éteindre la source des clartés. Le corbeau croassait aussitôt pour qu’un passeur des réverbères  fasse sa ronde dans les allées et les jardins à l’affût de la plus petite chandelle à frotter. Il levait haut  une lanterne prévenant le petit peuple des rues qu’il arrivait avec sa lumière.  L’écrasante nuit noire masquait les  inavouables aventures  des morts qui emportaient tout dans leur tombe. Rien ne filtrait jamais, à peine une flammèche pour faire rebondir un vécu qui en tombant en désuétude, changeait le cours du temps, renvoyait les tragédies aux malles cloutées.

 

 

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Il lui fallait aller au plus vite, se faufiler entre les massifs, enjamber les portillons grinçants d’amertume refoulée et entrer dans la place interdite avant qu’un veilleur ne se doute de quelque facétie décochée par un animal abandonné. Il ne voulait pas se sentir prisonnier d’une torche vivante.

Daniel allait au-devant d’âmes mortes que le corbeau avait réveillées de son bec indiscret, en avait déchiré les tentures d’un temps qui ne reviendrait pas, avait mordillé aux sillons d’un champ qu’on ne cultivait plus. Le corbeau y avait trouvé maintes épluchures. Il n’y avait jamais eu d’usure, il y avait des vécus que l’oiseau avait déterrés.

 Brusquement Daniel entendit pleurer une voix tragiquement solitaire.

La branche de l’arbre touchait le vasistas à peine fermé. Il trouva la passerelle qu’il cherchait. Il s’approcha de la lucarne qu’il poussa pour la refermer au moment où le ciel se teinta d’un blanc  laiteux ondulant dans la vacuité comme une écharpe défénestrée.


La mansarde était encombrée de malles en bois de teck, cerclées de chaînes. Des chevalets et des tableaux protégés par des housses en lin étaient alignés le long des murs  agenouillés. Tout se matérialisait  comme si on lui expliquait où se diriger, que croire, que voir et que conclure. Il avançait d’instinct. Il ramassa les chutes d’un papier dont le lourd grammage lui fit comprendre pourquoi le corbeau s’était acharné sur la toile pour la dépecer et en apporter quelques morceaux de fronts soucieux, de joues cramoisies représentant si fort la dernière séquence d’un opéra suranné que la pièce continuait de retentir des soupirs d’un violon. Daniel déplaça un tableau pour en découvrir d’autres. Il enleva certains cadres de leurs cimaises, il décolla les  attaches, détourna l’habillage et les peintures apparurent.

Des visages de femmes, des sourires d’enfants, des visages qui le fixaient, regards à peine déteints par les humides enfermements.

Il les ouvrit toutes comme pour les libérer et l’âme de l’artiste vint se loger dans le silence tapi sur la pénombre aux aguets, sur les angles floconneux mangés par des toiles de poussière.  

Il ne pouvait se résoudre à quitter le lieu qui le retenait, il lui semblait que toutes les peintures s’étaient rassemblées autour de lui et attendaient. Des mains se tendaient, il se leva mais trébucha sur les cordages de chanvre qui rampaient sur le plancher, ombres avides de le ligoter, lui et ses curiosités. Le vieux bois craquait. Il avait bousculé la reprise d’une représentation théâtrale qui se jouait à l’insu de tous dans la soupente obscure laissée aux volatiles nocturnes, chauve-souris et hiboux. Il se sentit oppressé. Il avait atterri dans un lieu occupé par d’autres forces qui tenaient sous leur emprise les occupants morts et disparus mais leurs visages restaient, leurs yeux encore remplis d’une étrange lueur, les sourires ourlant leurs lèvres du premier éclatement des sens dénoués. Ces visages se tenaient cachés de leurs bourreaux qui les picoraient. En leur absence, ils sortaient des tableaux, descendaient de leurs cadres, jouaient leur ballet à l’ancienne, affublés des costumes qui dépassaient des malles.


En  dégageant les tableaux, il tomba sur une huile sur toile en grand format qui montrait une jeune femme regardant un corbeau perché sur son épaule. En arrière-plan, un arbre ombrelle au feuillage opulent  renvoyait le tremblé d’un temps qui avait compté.

Daniel resta longtemps sous le choc admiratif de l’émotion qui se diffusait autour de lui comme s’il ouvrait les rideaux et voyait ce qu’il n’avait jamais su voir. Il résistait à une attraction irrésistible. Le regard de la femme était rempli d’une sincère sympathie pour l’oiseau qui malgré son apparence peu amène lui rendait un regard pénétrant plein d’une délicate adoration. L’artiste exprimait par le pinceau l’amitié fusionnelle entre la femme et l’oiseau.

Il chercha à s’arracher à l’emprise d’une force qui l'entravait et le jetait dans les affres d’une nostalgie à laquelle il ne voulait pas succomber.

Le corbeau avait dû assister à bien des drames vécus par la jeune femme. Il semblait lui offrir sa sereine présence, un fidèle pas de deux qui maintenait la jeune femme sur le granit du temps matériel.

Le tableau contenait les premiers  jalons d’un récit dont le trouble l’envahissait.  Plus il le contemplait, plus il cherchait à le situer dans l’inextricable écheveau de son arbre ombrelle. Il l’enveloppa de bandages, de chiffons arrachés aux étoffes qui gisaient. Quelle idée saugrenue le taraudait, quelle vanité  que de vouloir sortir l’œuvre de sa cachette,  lui rendre sa liberté, la faire revenir au jour pour qu’elle y vive son histoire avortée ?

Il la porta jusqu’à la lucarne se cognant sur maints objets qui semblaient avoir été posés sur son chemin pour le dissuader dans son dessein infortuné de refaire le monde.

Des toiles d’araignées tombèrent des bas plafonds de poutrelles croisées. Il ouvrit la lucarne. Un hibou le frôla et fila dans la nuit en ululant comme frappé à mort par la jugulaire des promesses audacieuses. Le corbeau croassa en le fixant intensément. Triple buse ! Pas la lucarne ! Passe par la porte !

Il crut entendre des mots aspirés par une emprise vindicative. On le repoussait. Il était l’importun dans un lieu du repos éternel. Il était l’agitation, la rumeur, le tumulte.

Il laissa le tableau après avoir pris le temps de caresser les bords fripés du cadre sans date ni signature. Il reprit le chemin qui l’avait emmené  dans les combles, reprit son acrobatique avancée sur la branche de l’arbre et parvenu jusqu’au tronc, il respira plus facilement. Il était suivi par le regard de son « raven » qui ne le quittait pas. Il  se laissa glisser le long du tronc de l’arbre, amandier ou caroubier ou ombrelle.  Il cherchait encore. Il ne se posait qu’une question subsidiaire pour ne pas avoir à affronter les autres.


Les jours suivants, Ladha le trouva préoccupé mais un sixième sens l’avertissait que le moment n’état pas venu pour elle de parler. Ce fut en silence qu’elle déposa le tiffin box sans s’étendre sur les ingrédients de la préparation des plats. Elle se laissait guider, suivait le mouvement présent, les gamelles étaient livrées puis reprises puis livrées, un autre ballet journalier sous l’œil inquiet du corbeau qui ne croassait plus.

Daniel restait non pas prostré mais muet.

Le combat entre les corbeaux et les hiboux  revenait le hanter.  Il se souvenait du conte pour l’avoir lu, le Panchatantra était le pendant des fables de la Fontaine.  Il fallait temporiser, examiner toutes les solutions possibles avant de porter son choix sur la sagesse ultime contenue sur la solution qui neutralisait toutes les autres.  Il ne restait plus qu’à entrer dans la gueule du loup, d’accepter de combattre les bêtes autant fabuleuses qu’hideuses qui gardaient la clé des énigmes et ainsi pouvoir ouvrir et  éclairer toutes les pièces.  

 

Il se promena comme si son corps seul obéissait à ses pas, il contourna instinctivement les rochers noirs gluants d’écume et de la  bave des marées, il flottait dans les nuages, le coeur gros de la détresse  d’une autre âme qui s’était allongée auprès de la sienne et lui racontait la longue et sempiternelle histoire qui lui entaillait les poignets. Il se laissait prendre dans les bras de la solitude de celle qu’il entendait malgré lui, elle se déchirait les tympans à vouloir  lui murmurer qu’elle n’avait pas su vivre sa vie, qu’on lui avait ôté la sienne, qu’elle attendait qu’on lui ouvre la porte.

Il soupira, il respirait parfois si fort que les embruns du large cueillirent  son souffle. Bien malgré lui, il entrait dans un  drame que la femme au corbeau  ne cessait de répéter en lui tendant les mains glacées d’avoir attendu dans le silence des morts.

Il ne s’aperçut pas qu’il arpentait plusieurs fois les rues du village, que les ombres des arbres cachaient son front peiné, le santal blanc le dissimulait, le margousier étendait son feuillage jusqu’à terre comme l'arbre ombrelle qui l’armait de patience.

Il ne vit pas qu’il arrivait devant un atelier. L’affiche géante le sortit de sa léthargie, il entra comme un somnambule.

On y exposait les peintures de l’artiste peintre décorateur et créateur de peintures originales. Il entra comme si cela devait se faire et qu’on l’y avait conduit. C’était l’instant qu’il attendait et par lequel tout devait s’éclairer. C’était une lueur qu’on lui tendait dans le chaos où il se démenait.

Un guide conférencier accompagnait les visiteurs. A cette heure de la journée, il n’y avait pas foule. L’affiche annonçait que l’atelier du peintre néerlandais Olaf van Cleef, plasticien décorateur usait d’éléments provenant des cristaux de Swarovski. On  présentait une rétrospective de ses œuvres.


– C’était un passionné de l’Inde, poursuivit la conférencière. Il était conseiller en joaillerie et dessinait des croquis qui bénéficiaient  de sa connaissance des pierres précieuses. Comme vous voyez, les sujets sont tirés des scènes épiques de la littérature indienne.  


La visite se terminait par une autre série de tableaux plus axée sur la faune et la flore.  


– C’est la partie qui peut étonner. L’artiste aimait travailler les sujets naturels comme la petite faune, les papillons, les oiseaux, les fleurs.


Ils étaient arrivés devant de grandes toiles qui représentaient des papillons dont les ailes étaient incrustées de pierreries. L’art pictural devenait ainsi un art particulier embelli d’éléments en cristal et de collages de papiers métalliques. C’était en juxtaposant un matériau précieux issu de la roche, rapproché à un autre matériau aux pigments colorés issus des végétaux que l’artiste faisait émerger un symbole, un message subliminal.

Ils restaient à présent muets devant un tableau stupéfiant : un corbeau noir volait en compagnie d’un héron blanc. Le guide, s’il était habitué par la scène, n’en manifestait pas moins une crispation d’émotion. L’oiseau noir semblait porter une singulière douleur, le héron blanc l’accompagnait comme s’il l’enveloppait de son blanc réconfort.

L’ensemble dégageait un contraste ahurissant, le héron apportait un lumignon de pureté en éclairant la route du corbeau noir.

Daniel ne put réprimer un violent sursaut de frayeur. Comme s’il sortait d’un inexplicable moment de léthargie, il demanda :


–   Que signifie un corbeau posé sur l’épaule d’une femme ?


 La conférencière expliqua que dans le  langage  symbolique, un corbeau qui se perche sur l’épaule droite d’un mort le guide vers le paradis des âmes. Par contre, s’il se pose sur l’épaule gauche, c’est vers l’enfer qu’il le mène. Il ne faut pas trop s’appesantir sur ces messages qui font partie d’une culture populaire qui a besoin de mythes pour représenter chacun de ses faits et gestes. Il y a un fond de primitivisme qui donne à chaque tableau une estimation de l’ordre du monde, une nuance de mystère et pour le spécialiste en joaillerie qu’était Olaf van Cleef, mettre un peu de sa science çà et là dans ses tableaux, c’est lui donner un éclat particulier comme un rubis ou un diamant enchâssé dans une bague.

Daniel restait de marbre, figé dans une immobilité qui l’éloignait du temps présent. Il se sentait retiré de sa propre chair, comme aspiré par une autre présence. Seuls deux mots se déclenchaient dans son esprit. La droite ou la gauche ? C’était sur quelle épaule que se trouvait le corbeau sur le tableau ? Il voulait fuir l’atelier, retrouver ciel et terre, se confondre en eux, rentrer en lui, se remémorer chaque détail du tableau trouvé dans le grenier.

Le tableau présentait une femme avec sur son épaule un corbeau noir. Il voulait se plier en toute tranquillité, en toute lenteur, au strict exercice de la mémoire en désespérant au fond de lui de ne pouvoir retrouver les contours de la peinture.

Croaaa ! Le cri du corbeau fusa comme pour l’avertir. Il ne vit pas l’oiseau. Il entendit son cri à sa droite puis à sa gauche  et le regard de la jeune femme vint le hanter. La jeune femme regardait l’oiseau et l’arbre qu'on voyait dans les parages tandis que le ciel se déployait au loin dans l’arrière plan, remplissant toute la surface haute de la toile. A gauche du tableau mais sur l’épaule droite de la femme.


 Ladha comprit qu’un rai de lumière ramenait Daniel sur la terre ferme. Elle lui apporta son déjeuner en se risquant à le distraire avec quelques anecdotes. Daniel eut un sourire crispé.


– Je n’ai pas été très aimable ces derniers jours, commença-t-il à marmonner, vite rattrapé par  le babil volubile de Ladha qui ne se le fit pas dire deux fois pour raconter ce qu’elle savait.  


–  Je vous ai vu fasciné par la maison d'à côté. Elle a une histoire et elle fait partie de votre histoire. C'est l'histoire d'une femme, de votre tante. Elle était connue par ici, c’était la dernière fille de votre grand-tante, celle restée après avoir vu partir toutes les autres.


Daniel se dérida comme si on avait crevé une baudruche avachie. Il sut qu’il renaissait. Il se sentit prêt à tout entendre, il le voulait avec au fond de lui l’envie d’aller vers la créature qui palpitait sous son manteau de deuil.


–  Elle était si belle qu’on se demandait pourquoi elle ne trouvait pas grâce aux yeux d’aucun de ces gentilhommes qui passaient et c’était comme si un écriteau marquait sur son dos  qu’elle  ne trouvait pas preneur  ! Elle était orpheline. Si ce n’était que cela ! Son frère qui l’avait prise sous son aile occupait un poste qui inspirait plus de crainte que de convoitise. On avait des idées préconçues sur elle parce qu’elle  lisait et s’adonnait à la  peinture, ce qui jetait un trouble sur les vertus de son intelligence. Pouvait-on se fier à une personne qui passait son temps à jouer avec des couleurs sur des toiles coûteuses ? Les croyances portées par des années d’obédience aveugle à un ordonnancement des jours eurent raison de la réputation  qu’on lui fabriqua, de l’écho qui en résulta.


Daniel attendit la suite, sentant déjà l’amertume des rumeurs corrompre la splendeur  cachée des  âmes furtives.


– Qu’est-ce qui s’est passé pour qu'on ne parle plus de ses belles peintures ? Personne ne voulait des toiles  lors de l’inventaire et de son partage ?

–  Il y avait une barrière dès qu’on l’approchait, un portillon qui grinçait. On aurait dit que Dame Blandine reculait et disparaissait dès qu’on la regardait malgré le sourire qu’elle nous gratifiait. C’est petit à petit que son regard s’embua de peur quand elle comprit qu’on l’avait oubliée. Je crois que c’est tout cela qu’elle inscrivait sur ses toiles au point qu’on était  bizarrement  envahi par la peur car les toiles parlaient, racontaient, pleuraient.

–   Je me souviens qu’elle m’accompagnait parfois à l’école.

– Elle s’occupait de tous mais d’elle qui s’en occupait ?  Vous avez dû voir les peintures quand vous vous êtes introduit dans les combles comme un  malandrin.


 Daniel la regarda longuement.  Tout se savait dans le village.


– Vous avez oublié de refermer le vasistas après avoir quitté la pièce.

–    Je croyais pourtant l’avoir rabattu.  

–    Le vasistas a claqué toute la nuit si fort que les voisins le lendemain se sont inquiétés et ont signalé l’ouverture. Les services de la mairie se sont occupés de régler le problème et signalé un remue-ménage. Ils ont conclu que ce ne pouvait pas être l’œuvre d’un animal comme les autrefois où la lucarne était restée entrebâillée. 

–  Il y a une peinture qui m’intrigue. Croyez-vous que je pourrais me risquer, passer les murs et prendre en photo ce tableau ?

– Je fais partie de ces personnes qui passent et arrachent les ronces qui sortent des murs. Il y a des brèches que je connais, qu'on colmate avec des pierres mais qu'on descelle facilement pour rentrer et visiter le temps qui s'écroule. Je peux prendre la photo et vous la transférer. Laquelle voulez-vous ?

 –  Celle où l’on voit un corbeau perché sur l’épaule d’une femme.

–   Ah !  Le « Never more » !!


 Devant la mine incrédule de Daniel, Ladha s’empressa d’ajouter : 


–   C’est la dernière peinture que Blandine a peinte avant d’être enfin remarquée par un parti intéressé, frappé par sa beauté. Elle accepta de le suivre aussitôt comme pour fuir un ensevelissement. « Never more », c’est son épitaphe, une sorte d’imprécation pour s’assurer qu’elle n’aurait plus à vivre ce qu’elle avait vécu.

 Il y eut un long moment de silence. Daniel écoutait. il entendait un son lugubre dans son cœur. Une voix murmurait : «  Never More ».


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© Peintures Olaf Van Cleef, 2015/ exposition au Bhoutan


© Photos personnelles : corbeau et arbres /2025

Ginette Flora

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Mars 2025

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