Les gamelles des comptoirs - 40 jours de gestation
- Ginette Flora Amouma

- 18 févr.
- 8 min de lecture

– Entrez, Ladha. On sent le parfum des épices dans tout l’étage ! Je pense qu’aujourd’hui, vous me réservez la belle surprise de ma vie !
Daniel lui prit des mains le tiffin box et le posa religieusement sur la petite table du salon. Ladha lui répondit :
– Est ce que tout vous convient, Mr Daniel ?
– Tout est parfait. Et vos petites attentions, j’en ai le cœur renversé !
Ladha ne put s’empêcher de laisser la confidence ravir son cœur. Elle se dit que Daniel serait étonné par les nouvelles recettes. Elle avait particulièrement choisi de cuisiner un légume qu’on appelait le chow chow, un équivalent de la courgette, adoptée par les cultivateurs friands de la chair malléable du légume souvent marié avec la pomme de terre.
Daniel prit le temps de savourer du regard la composition de sa gamelle.
Avant même d’ouvrir, il entendait le trémolo d’un souvenir, la vibration retrouvée d’une corde qu’on grattait pour délivrer un indicible raga mélodieux. Entre le riz Ponni et la friture du poisson blanc, il prit le temps de considérer avec attention le plat de légumes au chow chow. Le fumet des épices particulières le conduisit aux jours où il avait pris le pli d’interroger sa mère avant de se rendre à son école communale.
– Aujourd’hui, quel légume mangera-t-on ? Et quel fruit ?
La réponse de sa mère allait dépendre du niveau d’intérêt soulevé par la curiosité insupportable de ses camarades. C’était toujours le jeu de celui qui pouvait trouver un élément nouveau à la complexité de la cuisine de l’omniprésente mère dispensant sans compter ses trésors d’imagination pour contenter la curiosité insatiable de son enfant. Chacun mettait un point d’honneur à déballer la jeune science qu’il apprivoisait. La maîtresse d’école s’en amusait quand elle eut vent de la bataille culinaire que se livraient ses potaches. Le « Moi, je sais le détail qui diffère » achevait de départager les belligérants et dans la grande magnanimité de leur naïf défi, ils acceptaient tous d’avouer que les plats de leur mère respective se valaient tous.
Daniel ne put s’empêcher de sourire au souvenir du chow chow. La prononciation du nom du légume en question différait selon qu’il venait de très loin ou de plus près de leurs côtes orientales.
Sanjit avait dit :
– On dit chow chow et non chou chou !
Mais Randir qui rentrait d’un séjour aux îles de l’océan Indien, rétorqua :
– On dit chou chou dans l’île de mes grands parents.
– Ou christophine , avait déclaré Zélia de sa petite voix.
Les garçons l’avaient considérée un long moment, celle qui cheveux bouclés et jambe de gazelle les déconcertait, celle qui était parvenue à sauter plus d’un mètre, celle qui les toisait toujours en silence d’un air que nul n’avait réussi à définir. Ils finirent par refuser d’entamer la querelle des noms et orthographies venues de loin. Zelia avait des aïeux plus lointains que la zone lointaine où ils pensaient vivre.
Mais ce qui acheva de calmer leur bisbille, ce fut la remarque de leur institutrice qui dit calmement que le légume vert en forme de poire et au goût de courgette s’appelait « chayotte ». Le nom lancé comme une flèche les réduisit au silence.

© iStock- Aquarelle de christophine
Daniel goûta au plat, reconnut le mélange d’épices qu’il retrouva dans la sauce au poisson que Ladha avait préparée pour compléter le riz. Le fumet tout particulier du poisson enrobé d’épices le jeta dans les arènes d’un temps qui ne s’éteignait pas au contact des exhalaisons des épices et qu’il transportait dans une roulotte en trébuchant sur les pistes poussiéreuses traversées dans la lenteur des couchants diaprés.
C’était un tour de magie que de préparer « le vadouvan », la boule de mystère que sa mère pétrissait dans une écuelle après avoir fait rissoler oignons et gousses d’ail, gingembre et herbes étranges. Elle les réduisait ensuite en purée. Une fois la pâte brunâtre obtenue, elle était assaisonnée d’huile de sésame, de feuilles de curry, de graines de moutarde, de lentilles écrasées, de fenugrec, de curcuma, de fenouil et d’asa fétide. Cela relevait d'une tradition orale, nul ne connaissait les proportions exactes, on recevait le tour de main de génération en génération et on ne cherchait pas à comprendre, on savait sans comprendre. La richesse et la particularité de la pâte concouraient au secret dont s’enorgueillissaient les villageoises qui riaient sous cape en l’étalant sur des linges pour l’opération du séchage.
– Pourquoi est-ce si particulier si tout le monde sait le faire ?
Le « Aaa » de réprobation des femmes de la maison en disaient long sur les petits secrets de fabrication. Cette boule magique cherchait à traverser le temps sans pour autant sortir des murs de la cuisine familiale. Car la pâte était non seulement longuement pétrie pour que toutes les épices soient uniformément réparties entre elles mais aussi pour qu’elles s’imprègnent de la particularité de chacune d’entre elles.
Et une fois la pâte finale obtenue, on la divisait en boules harmonieuses et en égales proportions.
– Pff ! disaient certaines villageoises. Les voisins là-bas se sont acheté un robot qui se charge de pétrir, cette machine qui vrombit à longueur de journée !
– Nous, nous avons nos mains, nous donnons à la pâte notre tour de magie.
– Mais c’est quoi le secret, Mamie ?
– C’est 40 jours d’isolement dans le désert de la solitude avec le soleil pour compagnon et de temps à autre la visite d’une fée qui remue la pâte en ajoutant à la préparation une rasade d’huile de sésame. C’est comme une peau. Il faut l’hydrater pour qu’elle ne sèche pas totalement. Il ne faut pas qu’elle craquèle et qu’elle ait soif. Elle doit pouvoir dégager éternellement ses parfums au moment de son utilisation.
Daniel se servit de riz Ponni en l’accompagnant généreusement de la sauce au poisson cuisinée avec la pâte au « vadouvan ».
Une dernière séquence lui vint à l’esprit :
– Je vois à votre sourire que vous avez un autre secret, Mamie.
La vieille dame aux cheveux noués en chignon et qui conservait un port gracile lui dit :
– C’est une pâte qui ne meurt jamais. Elle reste longtemps dans nos cœurs et dans nos palais, à l’intérieur des parois de la bouche.
Sur la côte, les villages de pêcheurs continuaient de s’adonner à la pêche au poisson. Carpes, colins, thons, merlans, sur lesquels étaient prélevés des carrés blancs, étaient acheminés dans les poissonneries pour une vente rapide.
La ménagère achetait le poisson pour le préparer aussitôt avant toute putréfaction. La rapidité de l’exécution de la tâche relevait de la dextérité de son habitude à manier les spatules et les cuillères en métal, l’écumoire en inox qui récupère la farce, la fourchette qui retourne les carrés de poisson déjà chapelurisés d’épices, au safran et au vadouvan .
C’était là que résidait le dernier mouvement de baguette, le moment où le magicien relève le voile et montre son objet de fascination. Il fallait encore laisser reposer la consistance obtenue car tant de jours passés en gestation et en hibernation, cela signifiait qu’une période d’acclimatation était nécessaire pour que les épices imprègnent les poissons, délivrent leurs richesses intimistes avant d’être livrés aux caprices des connaisseurs.
Daniel se remémorait les moments passés en cuisine, sa grand-mère ne le repoussait jamais quand bien même il savait que sa mère avait bien recommandé que «le petit » ne s’approche pas des fourneaux.
Ensuite venait le geste de l’amitié, on prenait un autre faitout, on y versait quelques larmes d’huile où l’on faisait grésiller un oignon coupé, un ail émincé. Pour le geste final, le magicien de la boule versait le poisson et sa marinade dans la casserole, refermait le récipient en laissant agir encore le tour de passe.
Au bout d’un quart d’heure, Mamie ouvrait le faitout et ajoutait un filet de lait de coco et laissait agir quelques minutes. C’était comme si elle signait une page de la vie des pêcheurs.
Daniel s’en fut visiter le village des pêcheurs, là où l'on ne pouvait pas aller pour se dorer sur la plage mais pour observer le travail des pêcheurs sur leur lieu de labeur.
Des dizaines de bateaux peints par leurs propriétaires étaient remplis de filets de pêche qu’il fallait vider pour rafistoler et ravauder tant bien que mal les filets à nettoyer de leurs algues emprisonnées.
Les femmes sur la plage triaient le poisson, emportaient les belles pièces prises le matin même pour les vendre au marché.
Un mouvement de solidarité circulait spontanément entre les pêcheurs qui se partageaient les morceaux invendables, les surplus de la pêche, silhouettes musclées, élancées ou trapues, c’était le geste épique d’une confrérie d’hommes devant la houle sifflante, un barrage de corps imbibés de sel. Les visages trempés d’écume, devant une mer qui ne cède pas ses armes, tous offraient le tableau d’une relation entre l’homme et la mer.
Le cri des corbeaux haranguait les hommes exsangues qui foudroyaient du regard le volatile noir, source d’une autre épreuve. Le ciel ne se taisait pas. Il envoyait les corbeaux pour harceler le silence de la cadence acharnée à tirer le poisson, à ne pas le laisser filer, à le sécuriser. Le corbeau attendait, perché sur un élément pointu du paysage, il attendait une défaillance. Il suffisait d’un geste passablement exécuté pour que le corbeau noir se précipite et d’un coup de bec s’empare de sa prise.
C’était l’épopée de la plage aux pêcheurs, on pouvait y assister tous les matins, guerre et paix, misère et splendeur.
Le « croaaa » du corbeau était toujours un signal à ne rien négliger, à redoubler de vigilance, le prince noir chaparde sa pitance.
Le poisson, s’il n’était pas vendu, était séché pour les jours où la pêche ne pouvait se faire dans une mer trop démontée comme les mois d’Octobre et Novembre, les mois de la mousson, le spectre de tous.
En les voyant si vaillants, si prêts à recommencer la routine régulière de leur tâche à chaque saison, malgré les tsunamis, les tempêtes, les dragons de la colère divine qui les accablaient, il eut un serrement de coeur car ils allaient avec leurs filets, avec leurs paniers tressés par la paille des roseaux en ordre comme un bataillon, n'obéissant qu'aux humeurs de la vague.
Un vieil homme peignait une barque. Il avait choisi de vives couleurs.
Daniel observait les gestes du coloriste qui s’appliquait à remplir les dessins. Était-ce son regard émerveillé qui ouvrit la conversation ?
– Le dessin, c’est mon fils qui l’a fait.
– Votre fils est un artiste.
– Il s’est battu pour avoir une barque. La sienne a coulé dans les eaux de la tourmente qui nous a frappés. Finalement, il a pu obtenir les subsides avec lesquels il a pu s’acheter une autre barque.
Le vieil homme continuait à peindre sans interrompre son minutieux travail. Une page d’un carnet ouvert sur ses genoux lui indiquait les couleurs qu’il devait poser et faire figurer sur le tableau esquissé sur la coque du bateau.
– Il avait songé juste après le drame à se reconvertir. Je l’ai vu rentrer, las, perdu d’avoir traîné ses savates sur le bitume de la ville et ses quartiers de légende.
Daniel tressaillit. Que voulait dire le vieil homme ? Etait-ce le fond d’un miroir qu’il lui renvoyait ? Le vieil homme l’avait configuré à partir des quelques éléments qu’il avait pu lire sur sa silhouette, sur ce qu’il dégageait avec sa dégaine d’étranger sans l’être vraiment tout en étant l’étranger de lui-même. Et toute cette spirale et ses faisceaux redondants, le vieil homme l’avait saisi, compris, reconstruit.
– Dans les filets où naissent les légendes, fortifiées ensuite par l’écume qui les rudoient, il y a d’autres récits moins connus, plus amers sur lesquels on s’empale comme sur les épines du corossol. Certes le rêve est juteux quand on est parvenu à ouvrir la peau mais que d’illusions ! Mon fils, je l’ai vu un soir, assis seul sur le sable à regarder la mer. La lune pâlissait, la nuisette de l’horizon s’assombrissait. Il ne m’a rien dit. Je voulais savoir ce qu’il comprend du passage des jours et dont l’infatigable recommencement lui cause tant de souffrance.
– Votre fils est resté parce que sa place, c’était de rester.
– Il a vu qu’il n’était fait que pour reprendre la mer, flétrir ses phalanges sur les résilles des filets et sur les écailles des poissions. Son sable était son luxe. Son bateau, son seul outil de travail. C’est ce que lui disaient les jours qui passaient.
Le couchant absorbait le silence pour que la nuance du soir rouge de la nuit se désagrège.
En voulant reprendre la conversation, Daniel revint sur ses pas. Il fut surpris de ne plus trouver le vieil homme .
Ginette Flora

Février 2025




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