Les facéties des passagers du bus 042
- Ginette Flora Amouma
- il y a 3 jours
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Dernière mise à jour : il y a 2 jours

© images transbus .org
C’est un mastodonte rouge qui s’arrêta sur la chaussée dans un grand soupir de pneus soulagés. Jürgen le chauffeur l’avait déjà échauffé en montant la côte raide encore perlée de rosée.
Les quelques lainages réchauffaient les épaules frileuses mais une attention soutenue se développait ailleurs. Aux pieds ! Quels godillots fallait-il chausser pour entreprendre un voyage organisé à la limite de la randonnée et de la déambulation citadine ?
Le message disait :
« Dans votre sac à dos, il faudra bien apporter des chaussures de ville le jour du concert. Vous trouverez bien dans vos affaires une pièce qui corresponde au dress code qui n’est pas exigé mais souhaité. On vous laissera entrer en jeans mais pas en baskets. Il faudra trouver un moyen terme. »
A la lecture des longues marches préconisées le jour de la transformation des pieds de Cendrillon en pieds de Princesse, le séjour devenait un conte aux mille et une facéties !
Dame Frieda scrutait ses sujets, les derniers à se chercher une place vacante, silhouettes hésitantes dans les travées qui s’affalaient ensuite dans l’abri salutaire où s'offrir un temps de repos bienfaisant. Les uns et les autres scrutaient les visages enfin à découvert. Ceux qui se connaissaient savaient ce qui allait advenir. Les autres qui intégraient un groupe nouveau, celui qui risquait un séjour long semé d’impondérables étapes truffées de galéjades, cherchaient dans les visages un liséré de compassion. On n’était pas au bout de nos peines !
Le jour venait de poindre. Avant que le coq ne chante, on réalisa que l’autocar grand tourisme transportait des gamins du troisième âge.
Dame Frieda, forte de plusieurs années d’expérience, commença à compter.
1, 2, 3 … la ceinture est obligatoire … 4, 5, 6 … les sacs à dos dans l’étagère au dessus …. 7, 8, 9, 10 … assis tout le monde, on démarre. Jürgen ne démarrera que si vous êtes tous assis.
– Assieds-toi mais assieds-toi !
C’était une voix impérieuse, une autre voix répondit :
– Mon sac, où il est mon sac ?
– Il est déjà là-haut dans le compartiment !
– Mon sac, je veux mon sac, il y a mon carnet de voyage !
Jürgen fit trembler son engin d’une première secousse, signe d’un démarrage imminent. Foin de sac et d’objet fétiche, il fallait se rencogner dans les profondeurs des sièges rouges rembourrés d’un drap poreux appréciable.
11, 12, 13, 14 … ne bougez pas … 15,16, 17… et la voix de Frieda se mit à chevroter quand elle arriva au 40ème passager.
Frieda se mit à pianoter sur son engin noir, sa baguette magique refusait de lui donner l’information qu’elle cherchait. Perplexité.
– Y-a-t-il quelqu’un qui manque à l’appel ?
– Ah si, elle est là, je la vois. C’est Gertrude.
L’entrée de Gertrude fit l’effet d’une chevauchée wagnérienne ! Pendant qu’on la soumettait au supplice de la question, Frieda ne semblait pas satisfaite. Il y avait manifestement un autre problème. Elle reprit son engin noir. La baguette faiblissait, peinait à fournir de bonnes infos.
Après quelques tours d’une mélopée connue seule de Dame Frieda, il y eut une étincelle de lueur qui se solda par un message radio que Dame Frieda énonça solennellement dans son micro :
– Wilhelmine ne s’est pas réveillée, elle croyait qu’il était 5 h du matin. Je lui ai dit que le rendez-vous étant à 6 h, il fallait qu’elle se dépêche.
Frieda et Jürgen se concertent et préparent un changement dans les paramètres de leur programme. L’information arriva à nos oreilles intriguées.
– J’ai donné une demi-heure à Wilhelmine. Il y aura donc une demi-heure de retard à notre programme. On a décidé de réduire le temps de pause en milieu de matinée. Au lieu des trois quarts d’heure prévus, on n’aura qu’une demi-heure de pause pour prendre un café. La pause sera pour 10 h environ.
Wilhelmine arriva bien avec sa valise mais en cours de séjour, on nous raconta que dans la précipitation, elle avait oublié son précieux viatique, quelques objets, sa dose de survie, ses objets de valeur, la valeur ayant varié avec les années, le seul objet de valeur qui vaille la peine d’être mentionné étant le Smartphone.
Wilhelmine eut sa première séance de prestidigitation. On fit appel à une marraine attentionnée qui réarrangea par quelques tours de foudroyante magie le séjour de la brave passagère à l’horloge détournée. Indice important à ne pas négliger. Nous sommes bien dans une étrange partie de diablerie.
Jürgen ne pouvait pas foncer mais il fit de son mieux. Le mastodonte pesait ses vingt tonnes voire plus. On surprit le carrosse rouler à 100 km à l’heure sur une autoroute dégagée de tout autre mystère.
On était bien accompagné par une divinité de bon augure !
La pause de 10 h fut si brève que le thé brûlait encore sur nos doigts. Ce n’était pas qu’une sensation. On entrait dans l’enfilade d’une série de phénomènes qui nous laissèrent dubitatifs et légèrement éméchés.
Dans nos bagages, avait-on pensé à prendre quelques ouvrages des contes et légendes qui hantent le moindre recoin du pays où les esprits forestiers ont la haute main sur les destins des humains ? N’avait-on pas réveillé le courroux des Buschweiber ?
L’encas vite avalé, les quelques exercices de réflexivité entrepris puis achevés au quart de tour, on réintégra l’énorme chariot à la carlingue rouge étincelant qui reprit son itinéraire noyé par un soleil qui ragaillardit les cœurs prêts à tenter l’aventure, n’importe quelle aventure pourvu qu’il y ait une trépidation que Karl Hans nous fournit en se mettant à gesticuler :
- Qu’est ce qu’il y a ? lui demanda sa moitié.
– L’appareil.
– Quel appareil ?
– Il me manque un appareil, je sais que je l’ai apporté.
– Mais quel appareil ?
– Il est coincé dans les accoudoirs.
Karl Hans avait le goût de l’aventure, il savait quand il fallait se mettre à quatre pattes dans la travée, ramper et se glisser sous les fauteuils.
– Mais qu’est ce qu’il cherche ?
La voix n’était pas courroucée mais amusée.
– Il cherche ses dents, répondit le passager rompu aux manœuvres militaires, héritées par une longue pratique qui lui avait laissé le sens de la répartie immédiate. C’était ce qu’il lui restait des barouds qu’il avait menés.
Ludwig déplia sa hauteur, sortit sa lampe de poche, celle que le message avait mentionnée et qu’il fallait emporter dans les affaires listées. La lampe éclaira les soubassements des sièges au revêtement molletonné et sortant d'un bain au rouge foudroyant.
Du renfort, il n’en manquait pas quand la situation permettait de se lever et de se tenir debout pour se porter au secours de son prochain.
La fouille ne donna rien mais on ne sut jamais exactement ce que Karl Hans cherchait d’autant que l’élément égaré fut retrouvé puis égaré avant que l’on sût de quoi il s’agissait. Karl Hans commençait à nous habituer à ses enquêtes mystérieuses pendant qu’une créature malicieuse, une Eschenfrau semait les cailloux de sa malice.
Un esprit intrigué subodora un soupçon de compréhension quand la frontière franchie, on se retrouva en terre germanophone.
La grande terrasse de l’auberge « Bei Der Giedel » était envahie de tables à rallonges.
Les repas, c’était ce qu’il y avait de revigorant, le moment où l’on commençait à s’interroger sur les convives et à les situer. La zone où nous étions entrés fleurissait, s’épanchait dans une verdure arboricole de toute beauté, des plantes sauvages s’interpénétraient. On était au pays des oisillons au murmure doucement enchanteur. On nous menait vers un havre de chlorophylle habité. On avait faim et on ne savait pas que la faim dans ces contrées est assaisonnée d’ingrédients étranges. La question n’était pas de se demander qui nous observait dans les feuillus mais qui nous testait.
Un autre indice qu’on ne prenait pas encore au sérieux.
Les assiettes de salaison étaient copieuses, on nous distribua, outre des boissons et des frites, quelques légumes de jardin, concombres, champignons, tomates, les audiophones et leur fil d’écoute. Personne ne songea qu’un petit Bergleute commençait à nous lorgner, à écouter nos conversations, à retenir nos prénoms inscrits sur des badges, non personne ne songea qu’on nous étudiait, on entrait dans les forêts et les montagnes peuplées par des nains qui allaient décharger leur lot d’espiègleries.
A l’entrée de la visite des mines, déjà Karl Hans sentait fléchir ses genoux. C’est que les nains sont liés au minerai enfoui dans les montagnes. Ils vivent dans les grottes, récupèrent le minerai et puissamment investis de la manne prodigieuse, ils font ce qu’ils veulent des humains. Les nains de cet univers fantastique dialoguent avec les rochers, avec les végétaux et les animaux. Et les rails ! Savions-nous que les wagons qui ramènent le minerai contiennent aussi le fruit du labeur invisible des Bergleutes qui les ont aidés, qui étaient à leurs côtés et puisaient leur part du marché ?
Karl Hans fut vite rejoint par Heinrich puis par Helga. L’épicerie ancienne Victor Binck datant des mineurs et ouverte jusqu’en 1980, occupa la fin d’après-midi. Elle date des derniers temps où les grands surfaces n'existaient pas. Ouverte en 1920, elle a fêté son centenaire par un évènement largement médiatisé.
Tout occupé à dénombrer les différents produits que nos souvenirs conservaient, personne ne vit la petite colonne des StillVolk qui accompagna les passagers jusqu’à leur engin motorisé, colosse que les petits lutins voulaient voir de près, avatar gigantesque des trains qu’ils avaient l’habitude de voir. Les portes coulissantes, les rétroviseurs immenses, les roues et la cinquantaine de sièges amovibles, non, ils ne les voyaient passer que dans les grandes saisons estivales, toujours de loin quand ils devaient se planquer pour éviter d’être écrasés par les vacanciers.
La perspective alléchante des repas réconfortait les énergies défaillantes. Les gnomes s’approprièrent cette tendance à se décrisper et à souffler d’aise devant un repas pour sortir leurs tours de magie, les plus spectaculaires, ceux qui ne s’oublieront pas et qui nous ont jetés plein les yeux.
Des repas, il y en eut mais celui-là reste inoubliable.
Dans une auberge traditionnelle, après avoir gravi plusieurs marches et amorcé plusieurs virages, la caverne de la retraite des Biersal, une confrérie de nains siégeant dans les caves des brasseries, s’imposa à nos regards émerveillés. Il fallut du temps pour intégrer la fantasmagorie.
Cornélia commanda une assiette végétarienne. L’aubergiste nota la particularité et s’en eut prendre les autres commandes. Dame Frieda avait demandé une boisson à siroter. Quelques autres convives avaient voulu prendre le bonne bière luxembourgeoise.
L’aubergiste revint avec une immense assiette d’herbe du jardin parsemé de genêts et un moulin à poivre d’une hauteur d’un mètre.
Frieda reçut une paille gigantesque dans sa boisson et Conrad qui avait demandé une bière reçut une minuscule pinte de bière tout juste bonne à être lichée !
Au fond de la salle, on gloussait. Dans les quatre coins, des angles cachés par d’épais rideaux, on entendait des trémoussements, une plotée de curieux se retenaient de rire mais qui ? Qui riait ?
Tous riaient d’autant qu’à chaque commande, l’on ne quittait pas le pays des merveilles. Le verre de vin de Ludwig fut servi dans un verre que même Lewis Carroll n’aurait jamais imaginé !
Brunehilde commanda une tisane qui lui fut servie dans une tasse gigantesque plus grande qua sa main et plus lourde que son sac à dos !!
Il y avait à chaque tour de sorcellerie, une foule agglutinée autour de la table pour mitrailler les objets venus d’ailleurs !! Oh les couverts mesurant un mètre ! Qui avait demandé des couverts ? Oh la grande assiette ! Oh… les exclamations et les rires fusaient de partout mais qui est ce qui s’amusait ainsi ?
Le voyage était manifestement placé sous les humeurs taquines d’un boggelmann, un croquemitaine qui ne faisait plus peur tant un rire inextinguible tint la salle en liesse.
Les nibelungen, les fils du brouillard, ces nains souterrains essayèrent de jouer des tours odieux en faisant trébucher quelques unes des passagères. L’or du Nibelung est inviolable, ce clan le gardait férocement.
Tous les enchantements cessent un jour.
Le jour du départ arriva. Jürgen embarqua les valises dans la soute en les rangeant par ordre de retrait. Il ne fallait gaspiller aucune minute lorsqu’on arriverait heureux mais épuisé.
Dame Frieda compta ses sujets mais elle reçut un appel de la réception de l’hôtellerie.
– Vous avez oublié une valise bleue.
– Comment cela ?
– Il y a une valise bleue qui attend à l’entrée.
Frieda leva la main.
– Votre attention s’il vous plaît. Est ce que vous avez tous rangé vos valises dans la soute ?
– Oui.
– Qui a oublié sa valise ?
Le silence fut éloquent.
Jürgen partit voir à la réception la fameuse valise, la rapporta et les deux maîtres à bord, gardiens de la sécurité, insistèrent :
– A qui appartient cette valise bleue sans étiquette ?
Ségolène fut vite demandée à ouvrir la valise.
– Mais je vous dis que je suis venue avec ma valise et que je l’ai déposée dans la soute.
– Vous avez déposé quelle valise ?
– Ma valise bleue.
– Mais non, toutes les autres valises ont leurs étiquettes. Aucune valise ne porte votre étiquette donc cette valise est à vous.
Du pur syllogisme !
– Je vous dis que non !
– Je vous demande de venir l’ouvrir et de vérifier si son contenu vous appartient.
Le bus tout entier était coi. La valise ! Que contient la valise ? Qui veut nous chercher noise ?
Karl Hans en perdit ses litanies mais précisa à sa moitié qu’il ne retrouvait plus son audiophone qu’il fallait rendre impérativement.
– Je te dis que tu l’as dans ton sac !
– Je te dis que je ne le trouve pas !
– C’est quelque part ici.
– Je l’ai oublié dans la chambre.
– Non, je l’ai vu, il est dans tes affaires.
– Du calme ! On ouvre la valise.
Dame Frieda sentait monter l’angoisse, après tant d’années d’exploitation et d’accompagnement routier, elle n’avait pas approché une telle situation.
Ségolène ouvrit sa valise et déclara que c’était la sienne mais qu’elle ne comprenait pas quelle valise elle avait apportée dans la soute et bien rangée auprès des autres valises.
Une demi-heure de retard sur l’horaire.
Jürgen voulait éviter la cohue du matin, de plus c’était une fin de semaine. Tomber dans la circulation d’un départ de weekend, était la plaie redoutée des chauffeurs.
– Tout le monde assis ! On embarque !
Il fit ronronner le moteur, signal d’un vrai départ.
Dans les rangées du bus, on épiloguait, on palabrait, on essayait de comprendre le mystère de la valise bleue.
Le voyage se termina sans qu’on ne comprît grand-chose. Dans le bus, Gunther le patriarche somnolait. C’était devenu notre mascotte. Il avait bravement tout affronté. Les soucis, les tracas et les menus efforts demandés.
Tout est bien qui finit bien.
Non, quelque chose me tarabuste. Le nain Erdenmendle est un lutin qui ne supporte pas la couleur rouge mais qui a un faible pour la couleur bleue.
Dès le lendemain, un message gicle sur l’écran : « Qui a oublié son gilet bleu ? »
Ginette Flora

Mai 2025
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