Les gamelles des comptoirs - Palmiers et cocotiers
- Ginette Flora Amouma
- il y a 2 jours
- 10 min de lecture

© Photo personnelle : vendeurs de noix de coco
Il cassa la noix de coco. Il s’y prenait mal. Il s’acharnait sur le fruit volumineux comme s’il martelait avec la machette la dure coque verte qu’il tenait d’une main rageuse. Le fruit lui échappait, les deux kilos rebondirent sur le sol mais la coque restait coriace et résistante.
– Donnez-moi la noix de coco. Ce n’est pas ainsi que vous allez l’ouvrir. Votre ego est plus dur que la coque verte. Libérez-vous de votre maudite colère.
Le vendeur lui remontra les étapes de la technique dite « Comment procéder pour ouvrir une noix de coco ».
– Laisse couler ta haine. A force de la garder en toi, tu deviens étranger à toi-même.
Daniel s’immobilisa et remarqua la forme recroquevillée presqu’éclipsée par les monticules de noix de coco déversés à ses pieds. La fragile silhouette tassée dissimulait un corps enfoncé dans les plis d’une vieille étoffe nouée autour de la taille, laissant entrevoir des jambes maigres voire diaphanes. Sur les épaules, une étole aux franges dorées contrastait avec la place qu’il occupait sur le trottoir à même la rusticité du sol. Il pouvait aussi bien se tenir dans un recoin quelconque du paysage ambiant, il n’aurait pas fait tache. Il semblait siéger au-dessus des conjectures. Auprès des noix de coco, il semblait être leur apothicaire. Le vénérable personnage fixait Daniel, des yeux aux orbites livides dardaient une direction figée sur Daniel qui marmonna :
– Je reviendrai.
– Et vous serez toujours au même point. Recommencez ! Reprenez cette noix, soupesez-la et cassez-la !
Le marchand de noix de coco, statufié auprès de la charrette qui contenait encore les derniers fruits, écartés du lot car ils présentaient une coloration mature, ne bronchait pas. La scène le laissait mutique, la noix de coco avait décidé de résister et le vendeur ne paraissait pas froissé à l’idée de voir sa marchandise se changer en modèle pour satisfaire à un exercice de spiritualité. Lui-même ne savait pas d’où venait Bapu, le vieil homme et pour quelle raison il avait choisi son étal de fruits pour se reposer. Flegmatique, il avait laissé les jours tisser une histoire. Comme la noix de coco, elle n’arriverait à maturation qu’au bout de plusieurs épisodes. Les saisons passeraient entre soleil généreux et pluies tenaces. Marco Polo l’avait ramenée de ses voyages lointains en pensant qu’il s’agissait de la noix de pharaon. Bapu ne croyait en rien. C’était ce qui le rendait lointain et énigmatique. Nul ne l’avait vu se prosterner devant le vitrail d’une église ou aux pieds de la divinité d’un temple. En lui, une lueur vacillait. Il croyait qu’en ne croyant en rien, il pouvait accueillir ce qui venait à lui dans le moment présent.
– Chacun veut toujours aller plus loin. Tu as découvert que les fruits sont emportés pour être exhibés.
Daniel se sentait de plus en plus nerveux.
– Finalement, je m’en vais. Je reviendrai, dit-il au marchand.
Bapu tenait la bourre de la noix et ne voulait pas qu’elle se perde sans avoir tressé un embryon de vie.
– Tu as commencé. Maintenant, termine mon garçon !
Daniel considéra attentivement Bapu. Il tendit la main vers lui :
– Ce n’est pas mon jour. J’ai quelques durillons sur la main.
– L’huile de noix de coco vous soulagera.
Bapu n’avait pas bougé ni remué d’un cil. Daniel regarda le marchand qui esquissa un geste éloquent. Il mit ses deux paumes de main sur les yeux et les rabattit deux fois.
Daniel avait compris : Bapu était aveugle. Il partit sans rien dire.
Le vent poussait la brise venue du front de mer qui rafraîchissait la côte. C’était une complainte rituelle comme les psalmodies entonnées sur les autels montés de guingois, rapidement bâtis et tout aussi prestement remis en service, ravaudés par d’autres êtres inquiets. De quelles prémonitions étaient-ils rongés les marins des vaisseaux cinglant les fureurs des eaux déchaînées ? Quelles proies cherchaient-ils à éviter les capitaines au long cours pour assouvir les désirs démesurés de leur fatuité ? Les promenades sous les palmiers étaient la séquence favorite du vieux comptoir qui concentrait toute son histoire sur les quelques monuments érigés au bord des côtes.
La longue avenue avait beaucoup changé. Elle s’était ameublée, dirait-on, de façades lumineuses aux affiches colorées. Une musique sirupeuse suivait les tâtonnements des acheteurs hésitant entre les produits importés et les pièces uniques de l’artisanat local. Les nouvelles enseignes prospéraient, s’attachaient à proclamer par maints ornements leur intention mercantile. Le rendement était le maître mot de chaque entrepreneur. L’ancien, le vétuste s’il n’était pas restauré, s’isolait. Les façades blanchies étaient revisitées. La statue noire au bout de l’avenue craquelait de rouille envahie, d’embruns poursuivis. Daniel resta un moment à lire les glorieuses inscriptions, les fières évocations des jours préservés malgré le temps sénescent. Chaque mot gravé dans la pierre s’efforçait de durer pour que demeure un morceau d’un vécu qui avait changé la vie de milliers de familles.
Il avait consulté les services notariaux, envahi les bureaux préfectoraux, interrogé les témoins et les patriarches pour faire valoir ce qui lui était dû. Des intrigants de sa propre lignée avaient trahi leurs descendants qui commençaient à bafouiller, les yeux fixés sur la ligne d’horizon comme si ce qu’ils avaient mémorisé était allé former une gangrène au fond de leurs pupilles dilatées. Aveugles, ils étaient devenus aveugles.
Ladha, fidèle à ses engagements, livrait la gamelle à heures fixes. Daniel se décida un jour où la coque de son corps éclatait, de faire parler Ladha qui ne se fit pas prier.
– Personne n’a pensé à écrire une charte qui protégerait chaque membre d’une famille à recevoir la quote part qui lui est due sans être floué par un malandrin, un monstre de cupidité ?
– Si vous saviez le nombre d’histoires qui circulent à ce sujet ! Non, rien n’est écrit, rien n’a été certifié dans une pièce réglementée, tamponnée et signée par tous les insignes de l’authentification d’où l’anarchie qui règnent dans les familles. Il y a de tout, des fils qui parviennent à mettre la main sur un bien immobilier en déclarant la mort de leurs parents après les avoir fourgués dans un hospice mal famé. Des frères qui empochent la part de leurs sœurs, des époux qui escroquent les biens de leur épouse, des pères qui privilégient un seul rejeton au détriment des autres. Il y a des arnaques faites sur les produits financiers déposés en banque, il y a tout le mal comme tout le bien car il y a aussi ceux qui ont attendu de recevoir leur part pour imposer leur propre façon d’agir. Ceux-là font des donations, ceux-là dotent les cliniques qui les ont vus naître ou qui laissent des gratifications pour les œuvres caritatives de leur paroisse. Il y a des projets qui ne parviennent pas à se réaliser, les utopies dit-on par ici parce que, dépossédées de leurs biens légitimes, certaines familles ne peuvent faire aboutir leur projet de créer un prix d’écriture ou de musique dans les lycées où des élèves se sentiraient aimés et reconnus pour leur travail dans les Lettres et les Arts.
Aucun accord officiel protégé par un sceau d’état ne fait passer sans accroc aux générations d’une même branche familiale leur quote part des acquis fructifiés par une existence qui a fluctué, reçu les alluvions d’un labeur personnel, unique et commencé à partir de rien.
Daniel resta silencieux un long moment que Ladha respecta. Elle connaissait la plaie du pays, le véritable mal qui serpentait tel l’hydre des mers. Plus la carte postale était belle, plus les palmiers s’élançaient dans le rêve azuré d’un horizon adulé, plus la réalité était sordide et amère.
A le voir tomber dans une sombre réflexion, Ladha s’efforça d’arrondir les angles :
– On ne saura jamais ce qui se passe vraiment avec ceux qui détiennent les clés d’une puissance qu’ils ne veulent pas morceler. Leur ego est si monstrueux, indigne et révoltant que certains prédateurs vont même jusqu’à déclarer le décès de leur propre mère pour pouvoir s’approprier des biens qui ne leur appartiennent pas au détriment d’une fratrie impuissante à se défendre. L’ego, oui Mr Daniel, l’ego dans la noix de coco ! Et c’est pour cela que devant l’autel des divinités on prie, on supplie en cassant la noix de coco pour que s’écrase l’égoïsme qui habite les esprits malveillants.
La mention du fruit fit sortir Daniel de sa léthargie.
– C’est au lait de coco que vous avez cuisiné la sauce du déjeuner ?
– Oui et j’ai conservé l’eau de coco que je vous ai mise dans une bouteille. Certaines noix ne sont pas encore venues à maturité. L’amande moelleuse et nacrée, je n’ai pas oublié que vous en quémandiez chaque fois que je passais voir vos parents.
Le souvenir fit sourire Daniel :
– Et que j’adorais ! Eau de coco et pulpe de coco c’était mon goûter préféré ! Le jus de coco, la meilleure façon de la boire, c’était à la paille à même la noix décalottée ! On tenait la noix malgré son poids. C’était à qui pouvait tenir le plus longtemps !

© Jus de coco - Photo personnelle - 2025
Ladha et Daniel riaient de retrouver un souvenir, de s’accrocher un moment à la traîne filante d'une étoile et à se laisser submerger par sa fugitive et irrésistible lumière ! Daniel se déridait, Ladha était soulagée de voir le dernier héritier reprendre ses forces. Elle avait été de toutes les fêtes, elle avait assisté à toutes les naissances, à toutes les morts. La famille de Daniel était devenue la sienne, les barrières s’il y en avait, se levaient dès qu’elle apparaissait avec ses menus soigneusement préparés, avec ses liniments de guérisseuse des bois, avec son savoir venu de la pénombre des jours, de la tombée des nuits.
Elle s’était arrimée à une mission, celle de visiter leurs tombes, de ceux qui étaient morts sur la terre des aïeux. Pour les autres, ceux qui s’étaient éloignés, elle cassait une noix de coco quand elle se rendait au temple et n’oubliait pas d’assister à une messe à leur chapelle des anges pour allumer une bougie sur la desserte devant cet autre autel où un calice d’or rappelait un autre dieu.
Elle appelait toutes les divinités à la rescousse car elle avait toujours pressenti une effroyable issue pour ceux qui devaient recevoir les derniers cépages. Elle s’agenouillait, c’était leur façon de se prosterner sur leur prie-Dieu. Au temple, elle offrait des fleurs et allumait des baguettes d’encens. Un long ruban de fumée odorant ondulait dans la pièce lui rappelant ce que les âges accumulaient dans leur traversée du monde. Quelque fut le geste, elle le perpétuait car son cœur saignait de voir sa grande famille frappée par un esprit cupide, résistant à toute contre-attaque, incurable dans son entêtement à posséder l’âme d’autrui pour valoriser la sienne propre. Elle savait l’issue immuable, le temps de la foudre et des guerres, le sang allait couler, celui qui ébouillante l’esprit, l’ire de l’indignation, l’éruption d’un autre ego, celui qui exige sa propre reconnaissance.
L’emprise, ce mot elle venait de l’apprendre, de le comprendre. C’était une marâtre aux griffes effilées, capable de s’infiltrer dans les consciences et de les déposséder de toute existence. David regimbait, s’insurgeait, se révoltait. Elle ne pouvait rien pour lui. Les clés des coffres de chaque famille recelaient des secrets inavouables.
En passant devant la clinique gérée par une congrégation religieuse qui continuait son œuvre de bienfaisance et de dévouement, Daniel pensa à ceux qui y avaient vu le jour. Il entra et vécut un moment de grâce avec la mère supérieure. Il lui avoua que la génération à laquelle il appartenait cachait ses turpitudes sous des apparences louables et qu’il faudrait attendre les prochaines générations pour qu’un vent plus clément et plus juste souffle sur les esprits embrumés par les flatulences de l’orgueil et de la suffisance.
Elle lui répondit :
– Il suffit qu’une seule mauvaise graine tombe sur le mauvais esprit pour que le mal tricote rapidement sa cuirasse d’acier. Mais ayez confiance, l’ange n’a pas dit son dernier mot, mon fils.
Ange ? Démon ? Qui siégeait sur l’épaule droite ? Qui mordait sur l’épaule gauche ? Il s’ébroua, secoua la tête et s’en fut déambuler dans les rues portant les noms des anciens gouverneurs du bastion de l’ancienne citadelle ravagée.
Bapu sut que Daniel n’avait pas fini de restituer à sa conscience les résultats de sa méditation. Il entendit le pas, il reconnut la respiration nerveuse :
– Vous voilà revenu !
Daniel n’eut pas même un sursaut. Il se savait attendu.
– La noix de coco prend le temps de mûrir. Je me suis plongé dans son étude. Le cycle de sa vie, le temps de sa maturation, sa fructueuse abondance, sa longue sénescence sans moisson. Je crois que je suis pris dans les filets de cette vieillesse. S’il y a une autre germination, ce ne sera pas pour moi.
– Qui peut savoir ? Vivez chaque jour et chaque nuit. Si vous suivez la randonnée du temps, vous vivrez les vrais moments où l’on se sent si près de la vérité qu’on en est délivré.
Daniel se saisit d’une noix de coco, la positionna dans sa main, trancha la calotte supérieure avec sa machette puis frappa plusieurs coups sur le corps sphérique jusqu’à ce qu’une ouverture suffisante se délite pour qu’il puisse y planter sa paille. Il sirota lentement le jus clair et frais, légèrement sucré.
Les marchands ambulants arrivaient avec leur charrette de fruits. Les palmiers, il n’y avait que des palmiers plantés sur la promenade. Rien n’atterrirait sur le crâne des promeneurs. Les plantes du bord de mer croissent vers le ciel en agitant leurs larges feuilles comme pour décontenancer les fantômes venus des abîmes des flots.
– Ce ne sont pas des arbres, dit Bapu qui avait recueilli dans son cœur le silence de Daniel. On croit que ce sont des arbres.
– Vous les connaissez ?
– Ceux que j’ai vus au temps où j’avais les yeux pour les voir. Ils sont restés au fond de mes prunelles. Ces sont toujours eux, ceux laissés là où ils ont été vus pour que je les voie éternellement, jour après jour dans le miroir magique de la sublimation. On croit que ce sont des arbres. Ils sont longs, sveltes, souples et ils secrètent de belles promesses. Ce ne sont que des plantes exotiques comme d’autres plantes dont l’âme a souvent été assiégée.
Quand ils arrivèrent pour échouer sur nos côtes, les bâtisseurs choisirent les palmiers. Qui grimperait sur un palmier ? C’est une espèce sans fruits, neutre, solitaire, dégageant une impression de vestale vivant dans son île favorite, loin des brumes du temps. Ulysse chez Calypso. Tannhäuser chez Vénus. Le palmier n’évoque ni le passé ni le présent. Le palmier compose des valses avec ses feuilles en éventail dans l’infini dépeuplé d’une cité qui n’existe pas.
Bapu regardait-il au loin ? Daniel suivit les prunelles vides, délogées de leur intense activité mais gardienne des images une fois reçues.
– Un cocotier par contre est d'un autre genre. Il porte des fruits et vit comme la femme. Un cycle de vie régulier, qui suit la courbe d’une création pour une finalité interminable. Le sang coule comme la sève, se raréfie, se dessèche et finit dans la terre pour engendrer une autre espérance.
Une pensée immobilisait Daniel, elle épongeait sa colère. Plus il sirotait son jus de coco, plus il cessait de se demander où il allait. Il aurait voulu que ce moment ne cessât jamais. Mais on vit entouré, on vit de ce qui a existé.
– Je me suis toujours demandé ce que j’ai vécu. J’ai été ballotté, je m’en aperçois. Le karma s’amuse à agiter ses palmes dans le bleu mauve du ciel vespéral.

© crédit photos aquarelles de Prakashan Puthur

Les gamelles des comptoirs - Ginette Flora

Juin 2025
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