Les gamelles des comptoirs- Les cordes de jasmin
- Ginette Flora Amouma
- il y a 2 jours
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Daniel finit par trouver l’entrée du cimetière des résidents de la petite enclave qui conservait dans les noms inscrits sur les tombes, les brumes de son passé vertigineux entre mer et croix empierrées. La végétation prenait le dessus, surgissait des crevasses et des lézardes. Il tressaillit au bourdonnement des moustiques. Les allées poussiéreuses jonchées de brindilles et d’ornières le prirent au dépourvu, il les évita, il trébucha mais la mort n’était pas au rendez-vous. Quand il vit les linges claquer sur des fils étendus entre les branches des croix bleues et jaunes, il en fut éberlué. La vie reprenait le dessus à tous les coins des dalles. De vives couleurs rouges et roses frappaient le regard des visiteurs. Il en fut saisi, les épitaphes sur les pierres dataient du siècle dernier. Il retint son souffle comme aspiré par une crispation soudaine. De quoi étaient-ils morts, il ignorait leur intime histoire et pourtant ils avaient tous au moins un doigt de leur main accroché à la branche de son arbre généalogique. Il le savait, de cela il avait été averti. Tous les morts et leurs descendants, plus ou moins, avaient bu une goutte du sang versée par l’histoire de la petite cité, une histoire coincée dans la grande histoire, une pièce inamovible qui venait rembourrer les strates des mille vies tombées pour renaître aussitôt imprégnées de la même substance indélébile venue des fentes des caveaux.
Il croisa des corps couchés à même la dalle. La valeur de la vie sur l’espace laissée par la mort. Le cimetière était devenu un lieu de vie.
Ladha, sa conseillère, lui avait apporté des guirlandes de jasmin quand il lui avait fait part de son intention d’aller visiter le cimetière.
– Vous les avez connus ceux qui ont préféré se faire enterrer ici plutôt qu’ailleurs ?
– Certaines personnes de votre famille ont voulu finir leur vie ici. D’autres se sont établis ailleurs. Mais vous pouvez facilement retrouver quelques uns de vos grands-pères et oncles dans ce cimetière tropical où sont enterrés quelques oiseaux rares.
Ladha avait eu un rictus ironique. Il n’avait pas voulu pousser plus loin la discussion. Il comprenait pourquoi il s’était retranché dans une attente prudente dès qu’il aperçut les couleurs pimpantes des croix et des statues. Il voulait sentir, savoir, comprendre, entendre palpiter l’onde de sa fréquence et se faire une idée par lui-même.
– Que cherchez-vous ?
Il sursauta comme si un trépassé l’observait. L’homme qui l’avait apostrophé était si vieux qu’il se demandait s’il n’allait pas entendre les os du personnage craqueler et s’effriter pour s’éparpiller dans le sable de l’allée.
– Je cherche la tombe de mes grands-parents.
– Ne seriez-vous pas le dernier fils de Benoît Camilus ?
– Oui, c’est bien moi.
– Venez.
Le vieil homme, gardien du cimetière, le conduisit à une étonnante niche grisâtre surmontée de plusieurs croix aux couleurs délavées. L’emplacement était encadré par des murets. Des visages hâves dans des cadres qui avaient perdu leur patine fixaient hagards un temps qu’ils ne connaîtraient plus jamais. Daniel déposa ses guirlandes, des cordes de jasmin qu’il enroula autour des croix. Le vieil homme le scrutait sans ménagement.
– Ceux-là ont subi un sort effroyable. Ils sont tombés de l’échafaudage d’un destin reprisé plusieurs fois.
– Que voulez-vous dire ?
– Vos arrière grands-parents ont jeté une terrible malédiction sur leurs descendants.
Un malaise grandissait dans l’air surchauffé. Daniel suivit le gardien qui marmonnait des paroles inintelligibles. Ils parvinrent à une maisonnette vétuste, la loge du gardien qui fit entrer son invité dans son repaire.
Il le conduisit à un pupitre et sortit un registre si vieux que les pages semblaient s’en détacher à mesure que le vieil homme les tournait.
– Voici à cette date, votre arrière-grand-père Théodore Camilus est venu à ce poste pour demander que soit enregistré l’entretien de sa tombe familiale, de lui-même, de son épouse et de ses descendants moyennant une contribution financière dont il a lui-même fixé le montant en spécifiant que les descendants en redéfinissent les termes quand son engagement expirerait. Il se fait qu’un seul descendant, votre père, est venu il y a quelques années pour renouveler le bail de l’intendance lorsqu’il a vu l’état de délabrement de la sépulture. Nous avons restauré l’endroit et donné au tombeau éraillé un aspect décent mais le temps passe, personne n’est venue et la tombe est devenue un refuge pour les moineaux et les sans abri.
– Mon père est mort il y a plus de dix ans !
– Je sais votre histoire et c’est pour cela que je vous remets ce journal. Je n’ai moi-même plus longtemps à vivre et ces fariboles n’intéressent pas les tenants des rouages de l’histoire événementielle. Mais s’il y a une injustice, il faut la soulever, la déclarer et réparer les torts commis envers les plus démunis.
Votre arrière-grand-père raconte ce qui a brisé vos familles au cours des étranges paroles que j’ai entendues, des plaintes venant de sa tombe. Il m’a pris pour confident, je recevais ses confessions à chaque fois que je venais m’occuper de sa tombe. Pourquoi moi après tant d’années ? Une âme rôdait autour de cette dalle, cette sorte de monument à vos morts. Je ne comprenais pas encore pourquoi Théodore mettait en garde les générations suivantes des éclaboussures qui pourraient les atteindre. Ce journal, c’est moi qui ai transcrit ce que j’ai entendu, des mots sortis d’outre-tombe. J’ai écrit au fur et à mesure que je l’entendais parler. Cela fait des années que j’écris depuis que c’est moi qui ai pris la place du précédent gardien.
Pourquoi ces mots tombent-il sur moi ? Parce que le défunt sentait venir la répétition de la même histoire, son destin se répétait, son vécu devenait l’histoire à peu près semblable de l’un des membres de sa famille. Quand j’ai appris les circonstances de la mort de votre père, j’ai compris pourquoi l’âme de votre arrière-grand-père s’était manifestée. De l’au-delà, on voulait que vous soyez averti, informé, vous ou un autre membre de votre fratrie, celui qui a été floué, on voulait que vous soyez le dépositaire d’une atroce vérité générationnelle. Votre histoire, vous en faites ce que vous voulez car pour y croire, il faut une sacrée foi en la vie, sa spirale, le karma qui est sa traîne nuptiale.
Daniel accepta le vieil album couvert d’une écriture hâtive, souvent raturée et reformée. Les pages étaient déjà rongées par le temps et les enfermements. Il chercha une enveloppe, une pièce d’étoffe. Le vieil homme suivit son regard et lui donna une pièce de son vêtement, une étole en toile.

© images du cimetière d'Ouppalom
La lecture du carnet rédigé comme un mémoire pour les générations à venir le plongea dans un voyage hors du temps. Plusieurs récits s’imbriquaient, l’auteur gagné par une rage contenue lançait des imprécations et livrait une histoire argumentée digne d’un roman policier.
Le piège
[ Non seulement tu ne viens plus me voir sur ma tombe mais tu poses la première pierre de la contestation, tu contestes maintenant mes hauts faits d’armes. Tu ne m’as même pas laissé le temps de m’habituer à mon cercueil ! Les premiers assauts qui allaient faire de toi le maître de mon patrimoine, tu les lançais le lendemain de mes obsèques :
- D’abord tu piétines l’acte de notoriété, pour empêcher les héritiers de le signer et d’ouvrir la procédure.
- Puis tu évites la déclaration de succession en proférant qu’il n’y a pas de succession et que par pur bénévolat, tu t’engages à déclencher un simulacre de dossier entérinant les quelques deniers qui sont laissés sur mon compte.
- Ensuite, tu contournes l’inventaire de mes biens en disant qu’il n’y a aucun bien de valeur pour éviter qu’un huissier n’appose des scellés sur les différentes babioles que j’avais encore sur moi comme mes objets courants de bureaucratique mais le plus urgent pour toi était de faire disparaître tous les documents compromettants. Ainsi tu as juste le temps de cacher tous mes dossiers comptables.
Tu as muselé ton monde dans un geste grandiloquent au cours des obsèques où tu t’es dit porteur de la paix et de la bonne entente entre ta fratrie en leur donnant le baiser de la réconciliation.
Te rends-tu comptes que ce fut le baiser de Judas ?
Qui croyais-tu duper ? L’un de tes frères s’était abstenu de participer à mes obsèques qu’il a dû considérer comme une horrible mascarade ! Un autre de tes frères est arrivé, la mort dans l’âme. Les autres étaient présents dans la torpeur d’une manifestation dont il ne comprenait pas les sous-entendus mais assister à mes funérailles après m’avoir écarté pendant longtemps, il était évident qu’ils avaient raté quelque chose, ils le sentaient bien mais n’osaient émettre aucune objection.
Crois-tu que je sois parti sans sauvegarder mes arrières ? Je t’observe depuis un certain temps. Je te vois t’agiter, te consumer. C’est à petit feu que je te pourfendrai et que je me vengerai.
Tu n’es même pas capable de venir laver, essuyer, épousseter ma tombe ni même la fleurir.
Crois-tu que je sois parti en croyant que l’un de vous viendrait s’occuper de la dernière maison que j’occupe désormais ?
J’ai passé un pacte avec le responsable de ces lieux. Je me suis informé et passé en revue toutes les possibilités qui s’offraient à moi.
Ce que tu ne sais pas, c’est que j’ai déposé un pécule et signé un contrat avec le conservateur du cimetière pour que ma tombe soit régulièrement entretenue et fleurie aux dates significatives.
Mort, je reste actif, encore réactif. Mes os ont desséché, mes jambes ont tremblé, mon corps s’est ratatiné. Mon cerveau est tombé dans la confusion. Et tu m’as persuadé de te donner les rênes de mon domaine. J’ai vu tes yeux briller de convoitise. Tu allais devenir le maître, me supplanter.
Es-tu assez sot pour croire que je me laisserai déposséder sans prévoir une parade ? La guerre, j’ai appris à la faire. La guerre, je l’ai faite. Et je sais que l’ennemi est toujours là.
Le plan que nous avons ourdi avec soin en fignolant les détails, tu l’as observé d’abord en détournant l’attention de ta fratrie sur la nécessité de prendre un notaire car disais-tu pour parfaire notre scénario, je ne devais laisser que quelques pièces sur mon compte bancaire. Ce qui, disais-tu, ne nécessitait pas de déclarer ouverte une succession qui n’existait pas, as-tu proclamé. Au moment de l’inventaire des objets, tu ne mentionnes que les objets usuels, mon chapelet, mon missel en latin, qui en voudrait ? Personne ne s'en soucierait voudrait et personne n’en a réellement besoin. Le plan a donc bien fonctionné. Tu t’en frottais les mains. Le plan était bien huilé, prémédité.
Mais crois-tu vraiment que j’aurais laissé mes autres enfants dans l’abandon ?
Quand je t’ai tout donné, je ne compte plus les largesses dont je t’ai comblé, toi, ta famille, tes amis, je te voyais trépigner d’orgueil. Tu croyais que je t’investissais de toutes les marques d’un ennoblissement qui ne t’était destiné qu’à toi et cela te flattait. Tu avais compris qu’il fallait que tu te plies à mes exigences. Plus j’exigeais, plus je perdais l’affection de ta fratrie qui préféra se libérer de ma présence nocive.
Tu en as profité pour les avilir, les condamner en croyant que je me laisserai convaincre. Mais qui crois-tu que je suis ? Un sous-fifre, le valet de ton jugement ou le planton des bas-fonds de la plèbe ? Crois-tu être seul souverain dans les décisions ?
J’ai monté donc un plan et tu devais t’en tenir au déroulement.
Mais le vent a tourné.
Francine et Isabelle ainsi que Maurice se sont rebiffés. Mais Joël Jérémy n’a pas eu son pareil pour lever les zones obscures de mes obsèques et des zones d’ombre, il y en avait, que j’avais posées comme indices, des petits cailloux qui montrent le chemin qui mène à la conclusion et au jugement.
Chacun de vous, d’une manière ou d’une autre a été frappé par ma sentence pour que vous vous retrouviez devant une cour de justice.
Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces et on ne trompe pas un vieux renard. Il est toujours plus rusé.
Et ce fut toi qui me portas le premier coup de poignard. Quand Joël Jérémy a demandé que soit entériné un acte de notoriété et que soit stipulée une déclaration de succession et que soit établi un inventaire, tu t’es senti acculé.
Et tu as commencé à utiliser toutes les ficelles de combat que je t’ai moi-même enseignées : injures, intimidations, menaces, tu as tout utilisé et brisé ta fratrie en les contraignant à la peur et à la soumission.
Un seul n’a pas bronché, a tout accepté de tes basses manœuvres. Il a calmement mené sa propre action de son côté et a renversé la vapeur. Il te confrontait en intentant un procès à ton encontre.
C’est, crois-moi, jubilatoire. Pourquoi crois-tu que j’ai complètement déshérité Joël Jérémy ? C’était la seule façon de l’interpeller et de l’obliger à réagir et à contrer ta rapacité, René. Tu es la plaie de la famille, tu es tombé dans le piège que je t’ai tendu en te faisant croire que je tendais un piège aux autres héritiers !
Le plan d’attaque monstrueux, c’était de prendre la partie non aliénable réservée à ta fratrie et de te la donner entièrement. Tu as accepté froidement. J’ai commencé à étudier à ce moment-là ton comportement, de ce dont tu étais capable et jusqu’où tu pouvais aller. Irais-tu jusqu’à accepter de déposséder ta fratrie ? J’ai volontairement rapporté le tapage qui régnait entre ta fratrie, je me suis plaint volontairement de leur indifférence, j’ai accentué le tableau. Pas un seul moment tu n’as protesté ni eu un seul mot bienveillant en leur faveur. Tu m’as même conseillé de les dépouiller car il ne le méritait pas, disais-tu.
Tu t’es fait juge et partie. Tu t’es assis à la droite de Dieu et tu distribuais les sentences. Fou que j’étais ! C’était à ce moment-là qu’il fallait t’arrêter. Crois-tu que tu peux prendre la place de Dieu ? Crois-tu pouvoir te placer au-dessus des lois ?
C’est ce que j’ai fait. Tu m’as suivi comme un malandrin, un malpropre.
Rien de ce que ta fratrie a fait ne pourra leur enlever ce dont elle a droit. J’ai pourtant contourné la loi pour te donner ce que tu voulais c’est à dire la possibilité de briller au milieu d’une société qui t’a adulé pour des richesses qui ne t’appartenaient pas. Tu es honoré, pour des biens qui viennent seul de moi.
La puissance, le pouvoir de décider à la place des autres, c’est une tentation dont on ne se défait pas facilement. C’est une drogue puissante. T’entourer d’une cour et que les autres te fassent allégeance.
Alors où prendre l’argent ? Quand je me suis plaint du silence de ta fratrie et de leur façon de me tourner le dos, tu as vu là l’argument pour faire renverser la vapeur.
« Puisqu’ils ne veulent pas de l’argent, donnez-le-moi » Voici ce que tu as dit. Et j’ai suivi ton horrible aveu : je t’ai donné la part de tes frères et sœurs, ce qui t’a permis de grossir ton patrimoine immobilier.
Je te voyais venir mais tu me manœuvrais habilement et tu envoyais ta femme et tes enfants pour contrer et lever mes hésitations. J’ai su ainsi qui tu étais, dans quel cloaque tu es tombé, de quelle boue tu t’es enduit et du danger que tu commençais à représenter.
Tu as osé ensuite ajouter « Ne leur donnez rien. »
Je poussai l’interrogatoire :
– Que vais-je faire de cet argent qui est à eux ?
– Donnez-le-moi entièrement.
Je me souviens du silence qui est tombé à ce moment. Puis je te regardais patauger dans tes efforts pour justifier tes élans de concupiscence :
– Regardez, ma belle-famille, ils ont tous des biens immobiliers, des capitaux et des avoirs en tous genres. C’est un clan de nantis. Je ne veux pas y faire piètre figure. Ils siègent sur deux continents, ils possèdent un panel de biens très étendu.
L’énumération des gens de ton clan, leurs possessions m’ont donné la nausée. Mon argent que j’ai thésaurisé ne servira pas à pavaner. Et c’est ce que tu souhaitais. Le dilemme grandissait en moi. Comment parvenir à éviter que tout le pactole tombe entre tes mains et par la même occasion punir ta fratrie de m’avoir éconduit tout en lui donnant la possibilité de récupérer la part de son héritage ?
J’eus ainsi l’idée d’en déposer une partie en ouvrant des comptes à mes petits- enfants. Puis j’achetai une maison. Au moment où je l’ai acheté, le cours de l’immobilier était stable et même intéressant. Je t’ai fait lanterner en disant que tu pouvais le revendre avec une plus-value confortable parce que je la mettrai à ton nom. Du jour au lendemain, tu es ainsi devenu propriétaire d’une maison meublée, clé en mains. Je m’occupais de toutes les transactions, les tracasseries administratives, le suivi financier. De ce fait, je ne possédais plus aucun bien immobilier à mon nom et donc à mon décès, il n’y aurait pas de bien à faire passer dans un partage successoral. La même opération fut faite concernant ma voiture, tout était à ton nom. Je m’étais déjà dépouillé et je n’avais rien à partager.
La question de mon coffre personnel contenant les bijoux et les trophées de ma longue présence active dans les colonies se posa et tu m’entraînas dans un long voyage fatigant pour que la même opération de démantèlement et de transfert de mes biens se fasse à ton seul bénéfice.
Mes pauvres filles et mes autres fils ne recevraient rien à mon décès.
Et je considérai l’énormité de la chose quand Joël Jérémy me demanda de mes nouvelles malgré nos disputes quotidiennes :
– Non je ne vais pas bien. Je me sens lourd.
– Reposez-vous, père, dit mon aîné dont je mesurai enfin le tragique destin.
Il me fallait ourdir un plan de contre-attaque.
Et d’un, tu n’as pas prévu que je mourrai dans les quelques mois qui suivirent le plan prémédité. Moi j’ai décidé de prévoir mon décès.
Et de deux, tu n’as pas mesuré à quel point ta fratrie exigerait le partage de ma succession.
Et de trois, tu n’as pas prévu que tu tomberais dans un moment où le marché immobilier souffrait d’immobilisme.
Trois atouts que j’utilisai pour affiner mon plan de contre-attaque qui me permettrait de reprendre le dessus et d’assouvir ma vengeance. J’étais sûr que le coq chanterait trois fois avant que ne commence ta chute dans les enfers.
A mes obsèques, Joël Jérémy commença le tir en proposant une réconciliation totale sur la base de l’affection, s’ensuivit une salve d’embrassades et d’accolades.
Tu te sentais bien mais je surpris néanmoins un froncement de sourcils. Le malaise de ta situation grandissait.
Le lendemain, selon les plans que nous avons prévus, tu exécutes le premier point en envoyant à Joël Jérémy, Francine, Isabelle et Maurice un fichier leur demandant de donner leur accord pour signer l’acceptation du partage des biens laissés par moi sur mes comptes bancaires à savoir quelques centaines de menue monnaie et rien d’autre. Le ridicule de la chose eût pu les faire reculer mais je sais que ceux qui ne m’ont pas vu depuis longtemps sont restés très naïfs.
Joël Jérémy, qui lui n’a cessé de me suivre pas à pas, de loin en loin mais toujours assez près pour ne rien perdre de mes mouvements, refusa de signer le simulacre de partage que tu leur présentais et exigea la liste réelle des biens m’appartenant.
Et là tu étais bien coincé !
Quand tu répondis à Joël Jérémy : Quels biens ? Il n’y a rien d’autre. Père nous a déjà tout donné puisqu’il nous a aidés chacun de nous à sa façon.
Joël Jérémy répondit froidement : il ne m’a rien donné et de toute façon pour le savoir il me faut la liste de tout ce qu’il possède. Soit on le fait à l’amiable soit on le fait devant un notaire.
Et le coq se mit à chanter pour la première fois déclenchant le terrible déroulement du calvaire que tu vas endurer.
Joël Jérémy fait face au combat, ne se laissant pas intimider par tes injures, tes menaces et tes outrances. Ton pantomime ne fait aucun effet sur un esprit qui a attendu longtemps pour retrouver sa place auprès de l’affection paternelle.
Acculé, tu sens qu’il te faut te débarrasser des biens compromettants, tu vends l’appartement mais la vente est catastrophique, tu vends à perte et tu l’exposes à ton avocat contestant cette donation que tu cherches à blanchir. Mais Joël Jérémy fait face en sachant parfaitement que seules les sommes allouées initialement seraient comptabilisées.
Ton affaire de blanchiment s’annonce mal.
Mais j’ai prévu ta fourberie. Quand tu récupéreras tout, cela voudrait dire que l’un de tes frères n’aura rien. J’ai donc déshérité totalement Joël Jérémy, celui qui n’acceptera pas la sentence et celui qui s’obstinera à appliquer la loi.
Un plan d’attaque ? Tu voulais un plan d’attaque pour affronter les conséquences de mon décès ? Alors je t’ai montré comment falsifier, modifier, tricher, voler.
Je t’ai montré comment éviter de prendre un notaire. Je t’ai dit de déclarer que mon compte ne supporte qu’une somme modique. Tous mes comptes vides te laissant seul bénéficiaire du dernier solde.
Je t’ai montré comment éviter de faire la déclaration de succession en déclarant qu’il n’y a rien à déclarer.
Je t’ai montré comment éviter de faire un inventaire de mes biens en ne montrant que les quelques biens ridicules que je possédais à mon décès et dont personne ne voudrait.
Je t’ai montré comment éviter de produire les papiers et tous mes dossiers. Tu leur déclareras qu’ils ont été brûlés.
La préméditation, voilà dans quoi je t’ai fait entrer. Tu n’échapperas pas à l’accusation ultime de la préméditation. Chaque jalon, chaque borne posée sur la route de la victoire est la preuve d’une préméditation que tu as suivie à la lettre.
Ma vengeance sera totale. Et je rirai depuis ma tombe !
En effet, je n’ai pas pu supporter d’avoir été écarté comme un malpropre par ceux-là que j’ai nourris et comblés de largesses. Je n’ai pas supporté de me voir devenu votre valet, le subordonné de vos désirs infects.
Je ne serai pas un valet. Je l’ai été. Je ne le serai plus, je ne serai pas un paria. Or ta fratrie m’a relégué dans un coin sans pour autant m’oublier car on n’oublie pas celui qui détient la clé du coffre.
Ce coffre, je l’ai ouvert entièrement devant toi. J’ai vu tes yeux briller devant l’or caché. Il fallait que je sache qui tu es et si je pouvais t’amener là où je voulais te conduire
Je t’ai montré que tu étais mon préféré, mon habile serviteur, mon successeur, le seul digne d’assumer les charges d’un patrimoine conséquent. Les ors t’ont ébloui, tourné la tête. A la vue des joyaux, des titres, des segments d’une vie que j’ai menée avec parcimonie, j’ai vu la lueur de convoitise s’allumer dans ton regard, comme une torche qui s’est mise à brûler autant et aussi longtemps que j’entretenais les braises et remuais les flammes. De ce jour-là, j’ai vu que les rôles étaient renversés, que tu convoitais ma place, que tu étais devenu l’arme de ma vengeance.
Or on ne se révolte pas contre moi. J’ai trop obéi, j’ai trop vécu sous les ordres de mes supérieurs hiérarchiques. Etre un subordonné et passer une vie entière à s’extirper de cette position peu ragoûtante demande des années d’abnégation. Je meurs. Il était temps pour moi de retourner la veste, de devenir l’oppresseur.
Joël Jérémy, le plus récalcitrant de tous mes enfants, à lui aussi je lui ai montré l’étendue de ma fortune pour qu’il soit témoin de ce qui allait suivre. Cet enfant est le plus difficile à manier, il n’a jamais voulu se soumettre, j’ai tout fait pour le ramener dans les rangs, je l’ai conspué, honni, battu, frappé mais rien ne l’a empêché de venir se dresser devant moi et de réclamer sa part du pactole.
Sur lui, tous les malheurs se sont abattus et s’abattaient d’année en année. Je le savais, j’épiais chacun de mes enfants, eux m’ont lâché mais moi je ne les lâchais pas, je les traquai.
Sur lui, maladies, épreuves et combats se sont abattus. J’ai vu l’horreur de ma vie inscrite sur lui comme si le cycle d’une vie jadis commencée continuait à danser sa gigue à travers cet enfant condamné par le destin. Je savais que lui s’opposerait à moi, même dans la mort. Apres lui avoir montré tout ce à quoi il pouvait et était en droit d’hériter, je lui ai dit simplement : rendez-vous à ma mort. Et je l’ai dressé contre toi, de ma tombe, j’ai vu la fratrie se dresser dans la bagarre lorsque chacun, une fois mes obsèques achevées, chacun s’en est allé quérir son pactole et n’a rien trouvé que des comptes vides, des lieux désertés, des dossiers volatilisés. Tout avait disparu. Je me réjouissais de voir vos mines ébahies et voir ta tête à toi qui ne payait pas de mine, gonflé d’importance d’avoir joué un vilain tour !
Ma vengeance se mettait tout simplement en marche.
Tes sœurs, j’en ai fait ce que je voulais. Des babioles, des fêtes, des cadeaux, des bijoux. Elles voulaient elles aussi un rôle décisionnaire et voyant qu’elles ne pouvaient rien obtenir d’un père patriarcal, elles ont préféré me tourner le dos et vivre une vie solitaire. Je me suis vengé en les punissant. J’ai sabordé leur famille en exerçant un chantage éhonté sur leur conjoint mais elles, plus vives qu’un redoutable serpent, elles ne m’ont jamais laissé prendre le contrôle de leurs propres avoirs. Leur instinct les a manifestement permis d’échapper au coup de massue final que je t’assenais à toi et à tes frères.
La préméditation te suivra et te collera au dos jusqu’à ta mort. Ta fratrie va trouver les indices, lever les anormalités, les suivre, les déceler. Ils te suivront, René, ils ne te lâcheront pas. Joël Jérémy exigera l’inventaire de mon patrimoine. Francine et Isabelle seront abasourdies quand elles découvriront l’autre trésor, celui qu’elles ne connaissaient pas et qui tout entier est tombé entre tes sales pattes. Maurice voudra sa part car c’est l’occasion pour lui de se venger de ce qu’il appelle « mes turpitudes ».
Toi et moi, nous avons les mains sales. Toi aussi tu as commis un acte ignoble et qui va peser sur ta tête. Un jour tu me trahiras et le jour est venu. Ta fratrie demandera des comptes. Que vas-tu faire ? Maintenant tout notre plan est désamorcé. Tu as dégoupillé la grenade que j’ai mise entre tes mains. Elle explosera pendant le procès intenté par les héritiers. Jusqu’à quand vas-tu continuer à nier ton implication dans le complot que nous avons ourdi toi et moi pour écarter les autres ? Quand sonnera le glas, dans un tribunal, que vas-tu faire ? Tu jetteras la faute sur moi, tu me trahiras, mais on n’accuse pas un mort.
Je suis dans ma tombe, ah je ris de voir ma descendance se déchirer ! Je suis délivré. De la vie, de ta haine, de ta mégalomanie, de tes maladies. Tu as oublié une chose.
Je savais que cette heure viendrait où tu me trahirais. Pour éviter que tu jettes sur moi toute la responsabilité des actes que nous avons commis ensemble, j’ai maquillé l’affaire de telle sorte que ce soit toi et ta famille, femme et enfants qui soient incriminés, pointés du doigt, condamnés. Il n’y a aucune trace de mon nom, ni ma signature sur les derniers actes que j’ai ourdis et que tu vas découvrir. Ces derniers actes de ma vengeance ne portent que ta marque et non la mienne. Tout t’accusera toi et ta famille. Tu découvriras à mesure que le procès avancera, comment j’ai préparé en amont ma défense.
Tu as déjà commencé à contester une donation dont les charges te pèsent. Tu t’en es dessaisi à perte. C’est le premier point de ma vengeance.
Tu commences déjà à entrevoir le gouffre dans lequel je t’ai jeté. Je ne supporte pas qu’on me désobéisse. Je ne supporterai pas non plus les échecs de mon choix, les mauvais choix que j’ai faits, je viens de voir que mes choix vont peser lourd sur tes frères et sœurs. J’ai leurré, trompé tout le monde mais le plus grave et ce dont je me suis aperçu, c’est que ce plan me déshéritait moi en premier lieu.
Quelques mois avant ma mort, j’étais dépossédé de tout. Je n’avais plus rien. Tout ce que je possédais, se retrouvait entre tes mains. En acceptant de tout te laisser à ton nom, je me retrouvai comme assommé et sans identité. Ci-git Théodore Camilus mort sans succession. C’est une erreur grave que j’ai commise et dont je me suis aperçu trop tard, aveuglé que j’étais par tes paroles mielleuses. Je me suis rendu compte que j’étais à ta merci désormais.
Mais non, on ne me piège pas ainsi. C’est pourquoi, j’ai décidé de ma mort. Le moment était venu pour moi de partir.
Mes différents traitements m’obligeaient à un suivi draconien dans la prise des médications qu’on m’inflige. J’ai décidé du jour et de l’heure où je partirai. J’ai arrêté progressivement de prendre mon traitement. J’étais seul. Personne n’était là pour me surprendre ou comprendre ce que j’allais faire. Tu m’as laissé seul, toi, et ta famille. J’étais seul devant moi. J’ai calculé mes doses, éliminé certaines, augmenté d’autres, chaque jour provoquant une anarchie dans les dosages, le carnage me tuerait à petit feu. Je savais ce qui allait se passer dans mon corps, je le subissais depuis bien trop longtemps.
C’est ainsi qu’on m'a trouvé avec déjà les effets de cette sauvage destruction de moi-même. Les délires ont commencé, les paroles ne passaient plus mes lèvres. Les neurones n’obéissaient plus à mes sollicitations et me lâchèrent. C’est ainsi qu’on m'a conduit à l’hôpital. Je savais que c’était la fin, j’avais achevé mon chemin affligeant à porter l’agonie de mon corps.
Ô Gethsémani.
La pire fin que je puisse imaginer ! Aucun juge ne pourra dire que j’ai manqué de probité devant la justice humaine. Il fallait que mon nom reste toujours celui de l’homme tel qu’on m’a connu, probe, intègre, généreux, juste. Alors, je t’ai livré.
J’avais toutes les procurations de tous les comptes bancaires, les tiens, ceux de ta femme, ceux de tes enfants. La machine bancaire est une arme redoutable. J’entrai directement dans ton compte où je plaçais les capitaux des comptes de ta fratrie dont j’avais également les procurations. Ce type d’opération frauduleuse montre clairement que c’est toi qui volais l’argent de tes frères pour les placer dans les comptes personnels de ta famille, l’opération de départ se faisant à partir de ton propre compte.
Aucun tribunal ne pourra nier que tu es le seul escroc de l’argent de la succession. ]

©- images du cimetière d'Ouppalom
Ladha attendit le moment idoine pour interroger Daniel qui ne mangeait plus que du bout des lèvres, abrégeait leurs conversations, s’excusait pour prétexter une affaire urgente et réduire leurs entrevues à de stricts dialogues d’employé à employeur. Ladha savait que Daniel avait eu accès à ce qu’elle pensait être le grand secret du cimetière jalousement gardé par Saint Michel son ange gardien. Elle sut attendre. Et un matin, quand elle apporta la gamelle avec quelques fruits de saison, elle trouva Daniel qui l’attendait. Il avait un carnet entre les mains.
– Ladha, j’ai reçu ce carnet du gardien du cimetière. Ce n’est pas une histoire, c’est un… comment vous dire, c’est un polar, une enquête policière non pas criminelle parce que le défunt s’est donné la mort.
Ladha ne manifesta aucune forme de surprise.
– Si c’est le vieux Paulo qui vous a farci le cerveau avec ses histoires, vous avez entre vos mains un de ses derniers bouquins. Ce Paulo n’est pas un gardien, c’est un écrivain.
– Mais où était le gardien ? demanda Daniel, éberlué.
– C’est un vieil homme à moitié saoul qui ne sort de sa tanière que pour demander des sous. Paulo, c’est curieux que vous l’ayez rencontré juste le jour de votre visite.
Daniel n’en menait pas large :
– Ladha, si vous vouliez bien me dire ce qui se passe ! Vous l’avez lu ce bouquin ? Vous savez ce qui se dit là-dedans ? Vous en êtes consciente de ces horreurs ?
– Mais mon pauvre Mr Daniel, dans un cimetière où sont enterrées tant de personnes aux histoires cauchemardesques, où voulez-vous que Paulo aille puiser son inspiration ? Ce cimetière est un vivier de bonnes affaires, une antre où l’on tresse des cordes de jasmin pour embaumer les corps et entendre leur âme siffloter un air de bossa nova !
– Ladha, il s’agit de ma famille : c’est atroce, je suis contraint de vous avouer que tout est vrai, tout recommence comme par le passé. C’est moi le dernier héritier.
– Je le sais et je craignais le moment où vous sauriez tout. Depuis des générations, cette histoire embarrasse les gens. On ne va pas au cimetière sans être à peu près sûr que nos aïeux ont laissé tant de vécus que ces mêmes vécus renaissent, reviennent sous d’autres formes et ont le chic de réapparaître en s’adaptant à l’époque où ils entrent inoculer leur venin.
– Non, non, parlez-moi en termes clairs. Comment Paulo connait-il mon histoire, celle qui ressemble en tous points à celle de mon arrière-grand-père ?
– Paulo prête l’oreille à toute les histoires de famille, il en fait des choses surnaturelles, un peu d’épice de merveilleux par là, un peu de férocité par ici et on a une sacrée Bible à interpréter ! A vous d’interpréter ce que Paulo a écrit.
Daniel se prit la tête entre les mains, atterré. Benoît Camilus son père était le portrait craché, réincarné de Théodore Camilus.
Ladha disposait des bouquets de jasmin dans des vases qui sortaient enfin des placards. Elle avait même apporté des guirlandes de jasmin qui vinrent couronner les cadres enfermant des visages de ce peuple ancien qui avait commencé à creuser ses racines.
Le jasmin blanc qu'un fil savant dirigé,
De jets nombreux enrichit l'espalier.
(Vincent CAMPENON, 1772-1843, poète et historien)

Ginette Flora
Juin 2025
"Toi et moi, nous avons les mains sales." Waouh ! terrible récit de famille ...entre réel et surréel, j'ai adoré Ginette ... le sportraits, l'idée, les mots, TES mots et la fin ... belle de jasmin déployé ! Merci pour ce moment ! ❤️