Les gamelles des comptoirs - Le prince des fruits
- Ginette Flora Amouma

- 13 févr.
- 7 min de lecture
Ladha se ravitaillait tôt le matin aux marchés du village. Il faisait relativement doux, le vent marin apportait des ondes de fraîcheur très appréciables pour les denrées étalées à même les sacs de jute. La fibre était loin de fredonner son chant du cygne. On frappait sur sa caisse de résonance, la couleur brune, le toucher rêche, la texture qui semble dire qu’elle n’est ni à jeter ni à médire mais à remplir de produits locaux font sa réputation depuis des millénaires et le marché des comptoirs s’en souvenait de ce côté de la rade. On venait pour sa chair blanche, sucrée, savoureuse et pulpeuse. Le fruit passait pour être le dessert le plus apprécié. On vantait son goût, on gardait son nom tel qu’il avait été prononcé pour la première fois, la pomme cannelle. C’était ainsi qu’elle est nommée au dessert quand le fruit est présenté et on ne savait pas qu’elle se nomme « Annone » , on gardait le nom prononcé d’âge en âge, c’était l’enfance quand la pomme cannelle pour chacun est le Prince des fruits.

© Getty images-iStock pomme cannelle
– Bien sûr, avait répondu Ladha quand le client lui avait spécifié qu’il avait faim de pomme cannelle.
Elle se promit de lui faire tous les desserts comme celui des dattes rissolées aux noix de cajou, des recettes précieuses parce qu’intrigantes, des recettes qui revenaient à la surface, le client n’avait rien oublié et avait bien insisté :
– Pourriez-vous cuisiner comme vous le faites pour votre famille, les repas maison ?
Dans cette requête, Ladha avait compris que Monsieur Daniel lui demandait de refaire les repas que ses parents lui préparaient quand il était enfant.
Il revenait du cimetière classé et placé aux limites du village, entretenu et géré par ceux qui conservaient le quartier comme l’avaient bâti les anciens maîtres qui s’étaient perdus dans les dédales de l’histoire.
Daniel voyait les changements, l’ombre nostalgique rasant les murs ne se profilait plus. Les bruits avaient envahi le village longtemps endormi dans ses pensées secrètes et dolentes, dans les rues calmes des autrefois. Il n’y avait plus que des heures de pointe, des passages obligés, un va et vient continu d’un ordre nouveau ponctué par des klaxons rageurs et impatients, des vrombissements de moteurs et des motos rutilants qui s’arrachaient des trottoirs pour lancer la sarabande des moteurs.
Les véhicules se frayaient un passage en slalomant pour réveiller d’antiques célébrités oubliées dans la froideur rose saumon de leurs caveaux.
Il existait un autre cimetière, celui des fringants et audacieux officiers plein de superbe qui croupissaient dans les lourdes sépultures d’un lieu dit celui de l’histoire ancienne.
Pour y accéder, il fallait obtenir une clé par le vénérable officiant de la petite église adjacente qui ouvrait une porte, celle de l’histoire, à l’abri des curieux et pour ceux qui cédaient à la tentation de réapprendre l’histoire, le vénérable capucin brossait une image fabuleuse des héros qui avaient pendant un temps donné au village son bréviaire.
Ladha sentait toute cette pelisse accrochée sur le dos de son client. Elle tria les fruits et prit une noix de coco. Elle connaissait une recette d’une boisson à l’eau de coco amidonnée de chair veloutée et nacrée qui fondait sur la langue. Elle se souvenait de ceux qu’elle avait suivis pour leur être d’une aide permanente dans leur maison. Ils avaient achevé leur vie, leurs enfants s’étaient refait une destinée et les maisons avaient changé de propriétaire.
C’était probablement à tous ces changements que pensait son client. Il avait l’air si abîmé dans ses pensées qu’elle ne pouvait s’empêcher de songer qu’il lui rappelait des jours passés à croire que la vie ne se résumait pour elle qu’à chercher quels menus pouvaient plaire. Elle s’exaltait quand les idées lui venaient, c’était comme si s’occuper de Daniel lui rappelait comment elle s’était occupée de l’intendance de certains anciens habitants de la rade.
– Si tu as quelques herbes à me donner, coriandre et menthe, je t’en prendrai bien une pleine poignée.
La vendeuse montra un assortiment d’herbes alimentaires et nutritives.
Ladha se servit d’une bonne mesure de gombos, ce légume vert qu’elle aimait finir de cuire avec du lait de coco.
A l’étal de la poissonnerie, elle prit deux filets de poisson de colin et un peu de crevettes.
Les condiments servaient à enrichir le riz de base, à lui servir d’accompagnement et Ladha marmonnait dans sa conscience ce qu’elle aurait voulu dire à son client, comment elle préparait les plats, lui montrer que certains gestes ne s’oublient jamais, une fois qu’on les intégrait dans son quotidien. Elle monologuait. Vous voyez, il suffit de choisir de bonnes tomates bien rouges, de les ébouillanter, de voir leur peau s’écarter et de les écraser ensuite sans les pétrir. La recette continuait à occuper ses pensées. Elle vérifiait si elle ne manquait de rien. Car il faut d’abord faire éclater dans l’huile des clous de girofle, des graines de moutarde, des feuilles de cari réputées pour leur incomparable effluve envoûtant. Elle entendait les oignons croustiller dans l’huile, l’ail roussir et le gingembre se tordre sous la cuisson et quand elle mettait les tomates pilées, elle les mélangeait et dans ce mélange s’élevait le lent ballet des poudres d’épices qui virevoltaient… Le safran qui ensoleille, le cumin qui vient donner à la recette son goût d’ailleurs, elle soliloquait, c’était une affaire sérieuse et elle ne voulait pas être distraite par quelque maudit sarcasme que lui instillerait une voisine vindicative, outrée d’avoir été écartée. Le client avait entendu parler de Ladha et n’avait voulu obtenir que ses services. Le tiffin box qu’elle lui faisait porter tous les jours était un précieux moment.
– Introuvable, Ladha ! Vous êtes ma bonne mère. J’ai des souvenirs qui me remontent à la mémoire.
Ladha pour avertie et méfiante qu’elle fut devenue, n’était pourtant pas insensible à la sincérité de son client. Et c’était un « petit quelque chose « qu’elle rajoutait à la liste convenue, la pomme cannelle qui était la surprise cachée dans la dernière coupelle du tiffin box.
En touillant son plat de tomates, elle songeait aux jours blanchis de joie, devenus gris et chauves. Le filet de lait de coco qu’elle ajoutait à la fin portait toute la trace de son pinceau avec lequel elle peignait le monde.

Elle avait prévu de faire frire des poissons enduits d’épices. Le bol de riz serait accompagné d’une sauce aux lentilles et aux petits légumes. Le riz Ponni, ce grain étuvé récolté dans les rizières placées sous les bons auspices de la déesse Ponni rappellerait les champs de riz que Monsieur Daniel évoquait souvent quand il lui demandait quelques détails sur la vie de ses aïeux, sur la vente des rizières, sur les affaires qui étaient le quotidien des agriculteurs. C'était Ladha qui lui avait révélé qu'il était lui-même un propriétaire terrien avant d'être délesté de ses terres, qu'il n'en savait rien, que des mouvements occultes l'avaient privé de ce qui aurait pu devenir un paysage à contempler et vénérer. Ponni, la déesse du riz pleurait sans que personne ne sèche ses larmes.
Le marché était un labyrinthe, elle en connaissait tous les dédales et n’y entrait que selon un plan tout travaillé en amont. Elle commençait par visiter les étals de légumes et de fruits, passait par les poissons et terminait par la caverne des fleurs.
Car rien ne se faisait sans les fleurs, une seule pouvait suffire, comme pour dater la nouvelle journée, comme pour signer le tableau esquissé. Elle choisit une touffe de jasmin pour elle, qu’elle accrocha dans sa longue tresse et prit quelques œillets pour l’autel des ancêtres qu’elle fleurissait. Sa maison, elle se demandait chaque jour si elle y resterait jusqu’à la fin de sa vie. Dans ses prières du matin, il était question des murs qu’elle voulait indestructibles, il était question des nuits qu’elle voulait immémoriales. Elle en venait à passer ses doigts sur la rude façade du vieux bâti.
On rebâtissait, on faisait surgir des maisons nouvelles, on restaurait l’ancien en y mettant de nouvelles commodités, et pour séduire la clientèle aisée et venue de loin, on ouvrait des commerces, des auberges, des bistrots et des hôtelleries.
Daniel avait choisi un petit établissement pour son séjour, non loin de la rade qui lui ouvrait l’horizon des histoires achevées et réfléchies le soir par la plongée de la lune nostalgique. La mer ouvrait un passage où la lune déversait son amphore argentée de gemmes. La côte était aussi réputée pour ses ouvrages d’art et ses produits locaux.
– Et aujourd’hui, as-tu choisi de préparer un menu royal ou bien un plat adapté aux préférences de ton client ?
– Le client en question est plutôt porté sur les légumes et les fruits. Je prendrai des gombos et des oignons blancs.
– Tu lui fais aussi des condiments, des sauces au yaourt par exemple.
– J’essaie de bien équilibrer.
– Il est revenu pour un séjour ?
– Oui, il a des affaires à régler. Je sens que rien n’est facile pour lui.
– Tu le maternes, tu t’inquiètes. C’est à se demander si tu ne vas pas te faire du souci pour une personne qui n’est que ton client.
– Il est bien autre chose. Il porte dans sa boîte crânienne les combats de sa génération, de ses aïeux. Il en est parfois déchiré. Il se livre de nombreuses batailles. Comment lui dire que la plupart de ces luttes ne lui appartiennent pas, qu’il les a reçues parce que d’autres les ont vécues ? Comment le lui dire ? Il est là comme les orages qui reviennent nous rappeler des événements qu’on veut ignorer. J’ai envie de lui dire que tout cela ne nous appartient pas mais je connais sa réponse :
– Tout cela est une part de moi-même. Vous Ladha, vous êtes d’un côté de la rade, celui des commerçants et moi je suis de l’autre côté, celui des fondateurs.
Et je veux ma part de l’histoire, ma part du magot.
Ginette Flora

Février 2025




"En touillant son plat de tomates, elle songeait aux jours blanchis de joie, devenus gris et chauves. Le filet de lait de coco qu’elle ajoutait à la fin portait toute la trace de son pinceau avec lequel elle peignait le monde."...j'ai adoré et la fin est sublime, elle m'a trop touchée .." Il porte dans sa boîte crânienne les combats de sa génération"... Merci à Toi ...❤️
L'enfance a bel et bien une saveur. Différente pour chacun de nous, va s'en dire. Et lorsque les plats d'antan se rappellent à notre palais, commence alors le voyage nostalgique ! Pour ma part, ce saut dans le temps et l'espace se fait par le biais de produits qu'on me rapporte de Sardaigne : le Pane Carasau (pain sarde typique), Les Papassinos de sapa (petits pains sapa à l'ancienne aux amandes, noix, figues séchées, raisins secs, etc... ), Les Amaretti (bonbons aux amandes) ou un fond de Limoncello (liqueur de citron) ! ^^ Bien voilà ! J'ai le blues ! ^^