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Le varech sur le sable

Dernière mise à jour : 17 mars




Cécile avait trouvé une auberge dans le village de Stonehaven, réputé pour ses curiosités locales, son château, son loch, ses moutons. On vantait aussi sa gastronomie. On lui présenta au petit-déjeuner un plateau si bien garni que l’aubergiste, en voyant la mine effarée de sa visiteuse, lui dit avec une mine réjouie :


– Sustentez-vous bien ! Si vous allez visiter nos châteaux, nos ruines et autres fantômes de notre village, il faut avoir la panse remplie. Vous ferez des rencontres, des spectres, des zombies. Parfois des voix vont vous tourmenter. Vous ne serez pas seule. Un bon conseil, accueillez-les bien.

Tout cela était proféré sur un ton si anodin que Cécile se demanda si elle n’était pas entrée dans un territoire placé sous haute surveillance.

L’aubergiste, une accorte femme aux joues rubicondes, dégageait une assurance que nul phénomène ne pouvait ébranler. Cécile en était convaincue et s’attaqua aux tranches de bacon puis au plat de champignons aux tomates et au fromage. Du poisson fumé, des œufs frits et des saucisses l’attendaient et pour saucer le tout, des tattie scones, galettes à base de pommes de terre. Elles servaient de mouillettes, il s’agissait de ne pas laisser une seule miette dans l’assiette. Le pudding pour terminer le tout, le pain pour la route, sorte de croissant. Cécile refusa tout net le huggi, la panse de brebis farcie. Le scottish tea, on n’y coupait pas.


– Les fantômes viennent-ils vous importuner ?

– A vrai dire, j’ai entendu du bruit.

– Ne craignez rien. Les fantômes nous trouvent trop peu crédules et nous considèrent comme des membres de leur famille c’est-à-dire qu’ils nous visitent une fois l’An. Ils sont surtout intéressés par les étrangers qu’ils aiment bien taquiner. Ils suscitent leur attention car ils aiment raconter leurs histoires. Ils retiennent la personne, lui parlent longuement, lui font subir des heures d’attente pour mieux les embobiner et les faire trembler d’empathie devant les tragédies qu’ils ont connues.

– Vous les connaissez tous ?

– La plupart, oui. Ils sont très fidèles à leurs terres, ils reviennent chez eux. On dirait qu’ils préfèrent rester ici plutôt que d’aller au ciel.



Cécile s’efforça de finir son plateau, remballa les restes dans son barda et partit sur la route des fantômes.

Le château, imposant, gris, lugubre, posé comme un lourd cénotaphe sur la lande aux couleurs de braises, heurtée de rochers, de stèles et de ruines, renvoyait un univers chaotique de sentiments malmenés, de colères excessives, de haines et de passions dans le silence d’un deuil qu’elle subodorait de tous côtés. Un suaire couvrait la lande immobile, restée figée dans ses brandons où l’on devinait l’ardeur des drames consommés. Des étincelles s’allumaient brusquement quand le deuil que l’on croyait abouti, tirait encore sur ses voiles noirs. Leur extinction tarderait dans l’herbe ravagée par leurs cris de douleur.

Etait-ce la plainte du vent ? Il lui sembla entendre sangloter une musique. L’air froid balafra ses joues. Une vie se mettait en branle, une joie peu apparente arrivait avec brusquerie mais bien réelle. Elle se manifestait sous la mousse et l’herbe que mâchouillaient les moutons apathiques, ballonnés dans leur toison blanchâtre.

Du côté des falaises raides et effilées comme des serpes, la mer volubile, dégorgeait sa bile. L’écume des vagues moutonnait, venait s’affaler sur le sable. Des rochers affleuraient, une grêle de larmes coulait sans s’interrompre.

Frappée par cette inlassable demande, Cécile ne parvenait pas à s’enfuir. Elle se laissa emporter par les confidences d’une femme. Plus loin, elle entendit aussi une voix d’enfant chantonner une comptine où il était question d’une poupée égarée qu’il fallait chercher en urgence.


– Nous nous sommes jetées du haut de la falaise pour échapper à sa férocité. Chaque fois qu’il errait dans les bois, il en revenait plus furieux, plus sombre que jamais et me regardait comme si j’étais la cause de tous ses malheurs.

Mais est-ce ma faute si je porte les gènes de la démesure, de la flétrissure ? Quand il a cherché à m’enlever la petite, je me suis enfuie et je ne veux plus jamais l’entendre galoper derrière moi, se rapprocher de moi, bondir sur moi. Alors j’ai préféré me jeter du haut de la falaise avec mon enfant. La mort plutôt que d’être enfermée dans son donjon !


Et le soupir s’étira, roula dans les lichens aux cheveux filandreux étalés sur le sable.


– Je me suis accrochée aux algues visqueuses jusqu’à ce que je me sente loin de tout, libérée de tout et seule dans l’immense royaume que j’avais atteint. Nelly et moi, nous errons, nous suivons le ressac de la mer, nous nous laissons porter et nous revenons échouer près de nos terres, assurées d’être à l’abri. Plus jamais, il ne nous persécutera. Je suis revenue quand j’ai appris que jamais plus, il ne pourra décider de nos vies.


Cécile écoutait, comprenait le monologue de la mer qui bruissait. C’était un leitmotiv. Une ondine semblait surgir entre deux vagues, se tenir sur la crête puis replonger et se fracasser sur un tronc rongé d’épiphytes. Des mouvements de discorde s’y faisaient entendre. La voix enfantine continuait sa chansonnette qui se transforma soudainement en une question :

– Tu sais où j’ai bien pu perdre ma poupée ?


Et la question revint la frapper de son ostinato lancinant.

Elle remarqua que sur les rondins de bois, des brindilles s’alignaient comme si elles avaient servies à des ébauches de figurines. Elle s’attarda à les examiner. On aurait dit de petits jouets façonnés par des mains maladroites.


L’aubergiste la questionna au dîner : la chambre lui convenait-elle ? Celle qui donnait sur les grands monts coiffés de chapeaux de sorcières, images qui étaient toujours rapportées par les résidents. Une brume de sorcellerie couvrait les montagnes, déformant des silhouettes imprécises mais si semblables à des fantômes.

Elle lui servit un potage de légumes au bouillon longtemps mijoté, le cock-a-leckie, la soupe rustique avec des poireaux et du poulet épaissi de riz.

– Alors vous avez rencontré un fantôme ?

– C’est possible, la mer est si bavarde, ne se repose jamais. J’entends plusieurs fois "Jamais, plus jamais, never more", c’est un appel perpétuel qui se répète comme une obsession. C’était comme si elle me racontait de vieilles histoires de fugitifs effrayés, de corps se jetant du haut des falaises, de femmes préférant la mort à la vie, d’enfants angoissés, tous à la recherche de quelque chose qu’ils ont laissé ou qu’ils ont oublié de prendre.

– Ils reviennent toujours vers leur endroit fétiche. Chaque fantôme a ici son domaine personnalisé. Ils retrouvent leurs stèles, leur clairière aux végétaux familiers. En dessous de la terre, leur trésor est enfoui avec leurs premiers rêves, le toucher avec les racines, leur rencontre avec les minéraux. C’est ainsi que cela a commencé pour eux. Un fantôme qui erre dans les airs reste malheureux. Il raconte sa peine et les poètes les transfigurent, les fantômes demandent toujours aux humains des nouvelles de leur domaine et de ceux qui l’ont occupé. On les croit fous mais ils n’ont que cette folie pour exister.

C’est leur joie, celle qui les rend vivant dans l’obscurité où ils ont été relégués. C’est l’expression d’un amour viscéralement mélangé à ce qui vient de l’origine.


– Et vous en avez rencontré beaucoup de fantômes ?

– Maintes fois. Ils m’ont appris ce qu’est la joie nécessaire, immuable, au-delà des fracas, des tumultes, des cris de douleur. Ils m’ont parlé de la joie première, elle est sur une empreinte dans la terre, elle est dans les yeux d’une personne qui en sait vivre.

– Vous semblez les aimer.

– Oui, nous aimons nos fantômes. Allez visiter le château qui a enfermé ses habitants dans les souterrains. Les gens apportent encore un jouet à l’âme de la petite fille qui pleure d’avoir perdu sa poupée.


Cécile se figea. Quand elle retourna voir les statuettes fabriquées avec des brindilles de varech, elle eut beau chercher, elle ne les retrouva plus. Elle scruta longtemps la mer feulant sa plainte. Était-ce un désespoir ? Etait-ce un refrain porté par le flux et le reflux des vagues ? La poupée avait-elle été emportée par le sable glissant dans l’onde lasse ?

Elle resta immobile et songeuse pour se remplir de cette voix aux accents insistants. Ce n'était pas la douleur qui venait à elle, c'était l'inquiétude de ne savoir comment traverser l'espace qui la séparait de l'horizon.

Décembre 2022

Ginette Flora




4 Comments


Colette Kahn
Colette Kahn
Dec 17, 2022

On accompagne avec plaisir Cécile dans sa découverte de ce pays de légende et l'on comprend son refus de goûter la panse de brebis farcie au petit-déjeuner !

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Merci pour votre lecture, Colette.

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Unknown member
Dec 17, 2022

Tout le charme des légendes et de ces histoires qui plaisent tant... et si bien écrit! Merci Ginette.

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Merci beaucoup, Philippe.

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