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Le Ginazabethov & Fredolphsky

Dernière mise à jour : 21 févr. 2023


Pendant plusieurs nuits, le rêve s’amplifia. C’était le même songe. Gina flânait dans les criques, un clapotis d’eau douce s’insinuait entre elle et les berges de son subconscient, son oreiller lui envoyait de joyeux trilles. Le vertige des sens s’empara de sa raison qui chancela tout d’un coup quand elle se trouva au milieu d’une lumière. Elle cligna des yeux. Ce n’était que son lit, sa chambre et le cliquetis des rails du Réseau Express régional qui prenait les premiers voyageurs se dépêchant de rejoindre la capitale et ses tours vitrées.

Ce fut en rangeant quelques affaires sur les étagères qu’elle ressentit le besoin d’un transfert dans une autre zone. Cela la prit au dépourvu. Elle ressortit ses affaires, les empila dans sa valise à roulettes, chargea un sac à dos et verrouilla tout avant de prendre un transport pour la Provence, une vertigineuse échappée jusques dans les côtes bleues.

Elle voulait s’échapper de son clavier, de ses murs, de son logis qui se refermait sur elle à mesure que son horizon rétrécissait.

Quand elle était ainsi complètement déboussolée, perdue dans la fange de son mal de vivre, elle aimait rejoindre sa thébaïde comme elle le disait, cet « affreux désert » comme l’avait prénommé Mme de Sévigné mais affreux, l’abbaye ne l’était plus, on y organisait des concerts et des colloques, désert parce qu’il était éloigné mais là-bas, Gina se replongeait dans la solitude, cette sorte de solitude qui évacuait les bruits, les abus, les cohues et les déconvenues. Dans le silence des pièces solennelles des bâtiments qui avaient abrité nombre de solitaires et d’hommes affairés à se poser dans le silence de Port Royal, elle retrouvait ses forces mentales. Depuis quelque temps, elle convenait que cela ne lui suffisait plus. Elle se sentait portée par une autre sorte de magnificence qui lui venait de son désir de rompre avec ses habitudes austères.

C’était le sens de l’appel qu’elle entendait dans ses rêves, le message était clair : prends un vol ou un train, un vélo ou un tacot mais prends et pars !

Pendant tout le trajet, les cigales stridulaient dans ses oreilles, les goélands criaient, le Sud s’approchait à mesure que le train avalait des kilomètres dans la chaleur d’un été prophétique. On était loin des concertos de Rachmaninov que son activité musicale lui faisait entendre une fois par semaine.


En sortant de la gare de Marseille, Gina héla un taxi qui la conduisit à l’auberge qu’elle s’était choisie dans une commune voisine, nichée dans les senteurs des pins maritimes et cachée par de blancs rochers, envahis de plantes. Le gérant lui indiqua les divers sites à visiter, les curiosités locales, l’oliveraie, la safranière et les criques. La mer n’avait pas besoin de guides, elle ondulait avec grâce ramenant l’étendue de ses promesses.

L’auberge ressemblait à un mas provençal, de lierre et de jasmin vêtu, retenu par des liens si forts que le soleil s’écrasait contre les murs pour y achever ses halètements. Le soleil ne venait jamais seul, il était accompagné de la lumière, sa compagne au caractère généreux et pétillant. On se délectait de ratafia et de ce vin charnu dont l’aubergiste vantait les charmes avec force éloquence au cours des repas pris à la table commune. Gina en eut quelque connaissance quand elle but de longues rasades de cet élixir, levant toujours son verre à quelque dieu tutélaire, le dieu soleil omniprésent car on vivait de ciel, d’eau de miel et d’orgeat. Au-dessus d’eux, toutes les splendeurs s’embrasaient et les enveloppaient dans un poids égal au poids de roches, de galets et de mousse. La chambre où elle s’installa donnait sur un jardin surplombant la mer brillante de perles que le jaspe du jour ne cessait de stimuler.

Elle se réveillait le matin dans les cymbalisations des cigales qui ne perdaient pas de temps pour commencer leur chant nuptial.

C’était une autre forme de célébration, non pas les matines d’un prieuré ni le bourdon d’un clocher mais les préparations des noces du jour qui s’éveille.

Les parfums de lavande, les senteurs des plantes embaumaient chaque objet, chaque geste heurtait un flux chargé d’iode et de résine. Des brassées de seringat, de glycine dans la chaleur crue comme des guipures brodées changeaient la lumière en paillettes d’or et d’argent. Les souffles chauds ne lâchaient pas son corps. Un feu intérieur s’installa en elle, celui des sens qui la fit s’extraire de sa léthargie. En actionnant la cymbale de leurs organes phonatoires, les cigales avaient montré le chemin de ses propres harmoniques qui vibrèrent.

Le melon orangé dans sa menthe vert émeraude puis l’aïoli qui faisait monter l’ail et le thym des pinèdes de ces côtes bleu turquoise annonçaient le temps des régalades. Après l’appel des cigales, il y avait l’appel de midi. Gina courut sur le sentier pavé pour ne pas rater la sacro-sainte heure du déjeuner. On craquait le pain aux olives et sa part de galette de pois chiche poivrée car les épices, on en avait plein les coupelles, couleurs affriolantes qu’on ne pouvait ignorer. L’eau citronnée dans les carafes comme des appels à chanter un psaume livrait sa romance. Quand les yeux se mettaient à briller, on était bien, on regardait la table, c’était bon de rester ainsi sous les arbres, on n’avait besoin que de croire comme les cigales que les prochaines noces se préparaient dans les frondaisons.


Pendant quelques jours, Gina flâna, baguenauda dans les villages avoisinants, laissant son regard prendre une parcelle de ciel et de filaments de nuages à l’horizon. Il n’y avait pas de solitude possible, il n’y avait pas de retraite possible car rien ne se fermait. On entrait dans le ciel, on vivait du ressac de la mer qui apportait son lot d’algues et de bivalves. On ramassait les mots oubliés sur le sable, on les triait, on en trouvait d’autres dans les filets que les pêcheurs rentraient. Là, on atteignait l’horizon, on se laissait conduire, on ne sentait pas le renfermé ni ces murs clos derrière lesquels les solitaires s’abritaient auprès des volumes bien rangés sur les étagères d’une bibliothèque endormie.

Elle eut le temps de visiter quelques expositions de peinture, elle croisa beaucoup de marcheurs sur son chemin, de ces silhouettes avec un instrument de musique sur l’épaule, avec une toile enroulée et une musette qu’elle devinait pleine de gouaches. Il y avait ceux qui n’avaient rien qu’une sacoche mais elle savait qu’aucun d’eux n’était là par hasard, ils avaient tous quelque chose à lever dans les champs à la gloire de la nature.

Un jour, Gina s’aventura jusqu’à la crique qui offrait de belles étendues de plages. La mer n’était que perruques d’écume et capelines ondoyantes. Une femme plus toute jeune coiffée d’une casquette en paille à larges bords pour se protéger du soleil, peignait sur une toile placée sur un chevalet. Gina s’approcha lentement pour s’extasier sur la peinture.

Le lendemain, l’artiste était à la même place, Gina entama une conversation. Le dialogue s’installa enfin, le peintre et la passante partirent sur une discussion lente d’abord, ponctuée par les coups de pinceau du peintre qui n’avait pas relâché son travail puis les échanges devinrent plus spontanés et l’artiste se livra à des confidences.

– Gina, sur ces sols poussent beaucoup de plantes aromatiques. Quelques amis et moi-même, nous nous agenouillons devant le serpolet, le thym et le romarin pour les cueillir délicatement en prenant bien soin de ne pas abîmer les plants. Nos mains libèrent alors leurs odeurs ensoleillées qui parfumeront la cuisine été comme hiver. L’odeur de la garrigue toute l’année dans nos assiettes. Un cadeau de plus offert par la nature. J’aime plus que tout l’olivier, l’arbre symbolique du sud et les oliveraies dont les fruits, une fois pressées produisent tapenade et huiles qui parfument de délicieuses salades.


Après la peinture, la cuisine est ma seconde passion qui régale bien mon gourmand de mari qui me dit « Que c’est bon, je me régale ».Voyez-vous, cet été pendant la période la plus chaude, nous sommes allés sur le plateau de l’Aubrac. La flore là-bas est très variée et belle. On peut y voir la belle gentiane dont les racines très profondes vont servir à préparer un apéritif légèrement amer et floral. On peut aussi y cueillir le « thé d’Aubrac » qui permet de faire une tisane légèrement mentholée qui réchauffe le cœur et le corps les jours un peu frais. Je ne cueille plus les fleurs sauvages car je trouve trop triste de les voir se faner rapidement dans un vase alors qu’elles sont si belles dans leur milieu. Je préfère les peindre pour leur donner l’éternité.

Gina se dit que ces paroles, c’était comme entendre la neuvième symphonie de Beethoven, dédiée aux millions d’humains, portée par une flambée de joie qu’elle sentait monter de la terre. Un envol de mouettes était tout aussi contagieux qu’un rassemblement de rayons de soleil, créatures pourpres dansant au son des hautbois et des violons. Les cymbales des cigales s’étiraient, le ressac de la mer s’échouant sur le sable et se retirant invitait tout un orchestre qui s’emballait sous les pins maritimes et en s’asseyant auprès de Zabeth, le ciel s’invitait. Les bouquets de chèvrefeuille s’offraient par bandeaux de nacre, l’étendue des crocus mauves en ces jours de récolte crevaient le regard à perte de vue, on voyait l’organdi parme rejoindre la résille affriolante des arbres. Le jour offrait son abondance, la nuit repue, dormait dans les limbes de la paix.

– Je pars demain, dit Gina

– Vraiment ? dit Zabeth mais elle s’aperçut à ce moment précis que Gina scrutait l’écume parée de diamants et de perles. Elles virent toutes les deux un homme s’approcher des bords rocheux avec un appareil sophistiqué de photographie. Il avançait dangereusement jusqu’aux bords rocheux aux arêtes vives, les plantes au sol le griffaient, il se pencha brusquement, un cormoran cria, le plongeon prodigieux de l’oiseau rasant les flots, Gina pensa à cette image qui se figea dans son esprit puis ce fut le basculement de l’homme dans le vide.

Zabeth hurla, Gina paralysée, ouvrit la bouche sans qu’aucun son n’en sortit.

Zabeth avait déjà son portable sur lequel elle pianotait frénétiquement, d’abord les secours appelés comme en un long halètement puis empoignant Gina, elle la projeta en avant en criant :

– Courez vite, il va se noyer ! C’est l’homme à la photo que je vois souvent par ici en train de prendre des photos.

– Vous le connaissez ?

– Non mais il est là et je ne l’ai jamais vu autrement que là, je ne sais pas ce qui se passe, d’habitude il est prudent. Là ! On le voit empêtré dans les racines qui l’ont retenu. Il a l’air sonné, il ne bouge pas. Il a dû heurter un rocher.

A la vue de l’homme couché dans les amas d’algues et de criste-marines qui lui avaient sauvé la vie, Zabeth décida d’attendre les pompiers qu’on entendait corner au loin. Les secours arrivaient et s’occupèrent au plus vite du blessé. Ce fut ensuite un tourbillon. Gina et Zabeth prirent place dans la voiture des pompiers et se retrouvèrent à l’hôpital.


Aux formalités requises, elles ne savaient rien. Zabeth se contenta de dire « Je le vois souvent sur ces sentiers mais je ne sais pas qui il est, soit quelqu’un du village soit un visiteur des villages voisins. » Mais les infirmiers eurent tôt fait de vider la musette de l’homme et de trouver ce qu’ils cherchaient, noms et adresses du blessé. Quelques appels téléphoniques et en un rien de temps, le hall d’entrée de l’hôpital fut envahi par plusieurs personnes qui se précipitèrent aux nouvelles.

Gina et Zabeth furent reléguées dans un coin de la salle, hésitant à prendre une décision.

Lorsqu’un homme à la blouse blanche déboucha d’un couloir, il y eut une fois encore une ruée familiale vers l’urgentiste : « Quoi faire ? S’est-il réveillé ? Quand revenir ? » « Non, il ne s’est pas réveillé, non ne restez pas, revenez demain matin, pas de panique, ses constantes sont stables. Eh bien, il n’est pas seul, il est en de bonnes mains et laissez au secrétariat vos noms et adresses. »

Gina et Zabeth purent placer un mot auquel le médecin répondit :

– S’il vous demande, je lui dirai que vous lui devez une fière chandelle. La mer aurait été sa tombe si vous n’avez pas été là pour l’en sortir !

En quittant l’hôpital, Zabeth dit à Gina :

– Voulez-vous venir vous reposer chez moi ? Nous irons ensemble voir notre blessé demain.

– Vous avez vu l’homme dans le hall qui semblait s’échiner sur la machine à café ? Il semblait gêné et empêtré.

– Un membre de la famille ou un ami sans doute. Après tout, on ne sait rien du blessé, dit Zabeth.

Gina la suivit jusqu’à son logis dans un havre de verdure qui la laissa reposée et dans l’attente d’un événement qui allait se produire. Tout allait trop vite et se cogner contre les turbulences rappelait à Gina ses journées harassantes à courir dans les tours opaques de sa ville. Elle n’avait plus envie de partir. Zabeth se dit que les turbulences, elle ne les recevait plus depuis un moment, elle qui laissait venir les beautés du ciel, les recevait sur sa toile avec béatitude comme des fruits gorgés de douceur, elle grandissait de leur bonheur, vivait de cette paisible montée d’une chaleur journalière tournant à plein régime.

Elle s’en ouvrit à Gina, elle parla de son bonheur qui était de rendre les couleurs à la nature. Ce qu’elle recevait, elle les rendait, c’était une amitié partagée. Quand elle peignait les mas des collines, les champs de lavande et les nuées de cormorans sur une mer démontée, elle se sentait portée par une ineffable bonté, expurgée de sentiments haineux, elle ne voyait que la beauté. « Et j’en ai besoin sinon comment vivre auprès des désordres du monde ? »

Et dans son esprit, les clameurs de l’orchestre tonnèrent, éperdus, fervents. Dans l’empyrée des dieux, on goûtait aux fruits juteux avec gourmandise et paix. C’était comme une valse qui tourbillonnait de joie, d’abord dans une simple invitation à prendre l’archet du maître des lieux puis quand le bal des réjouissances s’ouvrait amplement dans un grand envol d’ailes, on sentait bien qu’on ne pouvait plus retenir le flot de joie, l’emballement des sens, les sourires éclatants sur les visages épanouis.

Zabeth et Gina repartirent pour l’hôpital où le blessé semblait aller mieux.

S’ensuivit un moment de discussion. Ainsi elles firent la connaissance de Randy, photographe, randonneur et sûrement autre chose, ajouta Gina à mots couverts. Elles lui proposèrent de terminer sa convalescence en le suivant dans ses marches, le temps qu’il retrouve ses forces sous haute surveillance. Le repos forcé permit aux trois nouveaux amis de mieux se connaître, Gina en oublia de rentrer chez elle.

« Je suis un homme simple, mes chères nouvelles amies et sauveteuses. Et un solitaire. Pas un sauvage, ni un misanthrope, mon culte de l’amitié, ainsi que ma nombreuse famille le prouvent. Depuis l’adolescence, quand je n’écoute pas de la musique, quand je ne lis pas, je marche. Je pars des heures, des jours entiers, que ce soit en haute montagne, au bord de la mer, ou dans mes chères collines provençales, je marche et je suis heureux. Marcher seul, cela offre le silence, l’attention, l’accord avec la nature, la nourriture spirituelle. Je suis sûr que vous me comprenez, Gina, Zabeth, c’est-ce pas ? Au retour de mes escapades, je suis riche. Non seulement d’air pur et d’inspiration pour de modestes écrits, mais aussi de cailloux et de bouts de bois qui alourdissent mon sac à dos. Il est rare que mon appareil photo ne m’accompagne pas, je rapporte donc des prises de vues dont la sélection et le recadrage occupent une grande part de mes nuits. Les rescapées d’un tri impitoyable, j’aime les partager, j’en offre parfois à mes enfants. Je suis riche, par ailleurs, c’est ma tendance « animiste » qui complète ma pratique du bouddhisme, de ce que j’ai touché. Mes mains caressent ou embrassent un tronc d’arbre, un rocher chauffé par le soleil, décoiffent les herbes hautes comme les cheveux d’un enfant, mes pieds déchaussés font quelques pas vivifiants dans l’eau glaciale des torrents, et je chantonne. Voilà ma vie, en grande partie. Je parle rarement de ce qui touche au plus profond de mon intimité. Je ne sais de quelle nature est notre amitié naissante, elle doit être intense pour que je me confie si aisément. Cela vient en partie de la qualité de votre écoute. »

Et Randy continuait, apaisé par l’écoute silencieuse que lui offraient ses deux nouvelles amies. Il parlait de cavités dans les rochers en haut de ces massifs blanchis par les riches calcaires. Chaque cavité, disait-il, gardait un son de roche, rappelant la voix de ceux qui s’étaient abrités, dans chaque creux placé dans la montagne, il y a les blessures portées par les hommes. Gina se rappela une vieille légende qui parlait de ces rochers retenant encore en eux les supplications de ceux qui avaient vécu. Cela remontait très loin, et plus on prenait les sentiers de montagne, plus on montait, plus on gravissait les flancs des corps meurtris.

Gina au milieu de ces camaïeux de rouge et jaune se dit simplement : « J’ai l’impression que je devais venir ici. »

Quand Randy parla des remèdes qui guérissent les divers maux des corps et du mouvement de ses mains de masseur sur la peau fragile des âmes comme le musicien sur son piano, comme Zabeth avec son pinceau, une intime connexion entre tous les arts s’opéra au milieu de leurs murmures. Gina pensa que chaque personne parlait de la même chose pour rendre plus supportables les peines car c’était en les plaçant ailleurs qu’on pouvait espérer en guérir. Lui, le poète au pied fébrile les posait sur les massifs et les cols, sur les sentiers et les rochers dans la bienveillance d’un ciel qui lui parlait doucement : « C’est simplement bon d’être là au milieu des pins et des lis des sables. »

Ils se promirent de se revoir, s’échangèrent leurs coordonnées. Gina se sentit vaguement observée. Elle partit rejoindre l’embarcadère où un ferry l’emmènerait. Elle avait la nette impression que rien n’était terminé mais que quelque chose commençait.


Elle avait pris un billet pour la Sardaigne sur un bateau ferry qui faisait Toulon-Porto-Torres en huit heures de navigation. Elle se dit que laisser le doux chant de la mer l’assourdir puis se laisser submerger lui apporterait la béatitude qui romprait avec le temps intérieur. C’était de ce temps qu’elle voulait être engloutie. Il lui collait à la peau. Juste un moment, elle voulait entendre les sirènes puis voir des buccins et des vols de cormorans.

Les premières heures dans sa cabine, elle crut entendre quelques mesures d’une symphonie. Elle fit quelques pas sur le pont soleil, elle s’accouda contre la rambarde. Il faisait un temps à se remplir de bouffées d’iode. Quand Gina le vit au bout de la travée, elle se demanda si elle n’était pas sujette aux visions, les mouettes criaient, battant des ailes, la houle mugissait sa rengaine, le ciel descendait, l’or des chevelures d’écume tanguait. Elle pensa qu’elle avait le mal de mer mais l’homme, c’était bien celui qu’elle avait vu à l’hôpital près de la machine à café. Elle ne pouvait pas se tromper, c’était bien l’homme à la veste sombre, au maintien discret, elle le sentait taiseux, peu enclin à se livrer.

Elle le retrouva dans la salle de restauration. Un bref salut de la tête mais aucune tentative d’amorcer une conversation. L’homme était seul, scrutait sa fourchette qui semblait posséder de mystérieux pouvoirs. Quelques mesures de la symphonie N°9 de Beethoven entrèrent dans la salle comme pour exorciser un mauvais sort et combler un vide.

Gina passa un petit moment sur le pont promenade, elle ne pouvait se lasser de voir la mer et le ciel se raconter leurs éternelles retrouvailles. Quand elle rejoignit sa cabine, des mesures des symphonies des saisons et du destin de Tchaïkovski dévalaient des cloisons bien minces. On entendait la musicienne remuer avec ardeur son archet sur des cordes qui gémissaient. Elle décida d’aller discuter avec le personnel du bord et de fil en aiguille, se rapprocha peu à peu d’un hasard qu’elle dévisagea avec curiosité.

Les confidences d’un agent affecté au service lui apprirent que sa cabine de gauche était occupée par une musicienne d’origine russe et que la cabine de droite était occupée par un musicien qui rentrait chez lui après des concerts donnés dans les différentes grandes villes d’Europe.

– Normal que vous entendez tant de notes mais elles ne sont pas désagréables, n’est-ce pas ?

Non, elles n’étaient pas désagréables, ces notes mais celles du voisin, de l’inconnu de droite l’intéressaient davantage. C’était des compositions lentes, mélancoliques, à peine portées par une palpitation pudique.

Et elle ne fut pas longue pour s’apercevoir que son voisin n’était autre que l’homme à la veste sombre.

Elle l’aborda sur le pont.

– J’ai entendu votre musique, c’est de toute beauté. Vous savez que ma voisine de gauche de ma cabine joue du Tchaïkovski et qu’elle enchaîne toujours sur la symphonie N°9 de Beethoven pour attaquer aussitôt du Mahler ?

– C’est mauvais signe ! Si nous nous présentions d’abord ? Je m’appelle Freddy.

– Je suis dans le secret des dieux. J’ai poussé le personnel de service à me livrer quelques confidences sur ceux qui vivent autour de moi ! Je sais que vous rentrez chez vous après des concerts mais je ne savais pas que vous étiez connu sinon j’aurais cherché à assister à vos concerts.

– Il y a tant de concerts, on est noyé dans la capitale. Je préfère rentrer dans mon village et chanter devant les nuraghes. Ce sont des tours en ruines, dans ma région, il y en a beaucoup comme partout en Sardaigne.

« Tiens, il devient loquace, pensa Gina, voici un sujet sur lequel il est intarissable.

– Et il y a des légendes, qui courent, la musique de Beethoven parle d’une malédiction, c’est un peu une ombre qu’elle développe, après lui, si un musicien arrive à composer au-delà d’une neuvième symphonie, il périra. La légende peut être interprétée selon qu’on soit du côté de la joie ou du côté de la superstition.

– Je ne vois qu’une chose à faire pour noyer toute sorte de malédiction, c’est de jouer du Chostakovitch ! C’est lui qui a rompu tous les mauvais sorts, il est allé de l’avant, toujours, continuant de composer ses symphonies, de plus en plus jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que de la joie. Je sens en vous une énorme tragédie. Vous semblez porter un lourd fardeau, une pensée pèse si fort que je la sens dès que je m’approche de vous et votre musique le dit librement. Vous vous libérez dans les notes avec une maîtrise qui me sidère.

– Eh bien c’est vrai qu’en ce moment, rien ne va fort.

– Je suppose que vous connaissez Randy et sa famille ?

Freddy regarda Gina et tous deux convinrent que l’heure n’était plus aux cafouillages et aux cachotteries.

– Nos deux familles se déchirent selon les vieux codes enracinés dans nos terres, le feu couve dans les esprits, Randy est un oncle lointain pour moi mais un oncle qui m’a servi de père. Il a toujours veillé sur moi de loin. Je viens de Sardaigne, d’une famille enracinée dans les sols où chante une ancienne musique. On y danse le ballu tundu, on entonne le Su Nuraghe rythmé par les launeddas.

Freddy avoua qu’il se cachait pour ne pas éveiller d’anciennes querelles.

– J’ai attendu le départ de la tribu pour m’approcher mais je n’ai pas pu lui parler.

– Il va bien, nous l’avons entouré de notre attention et puis de notre amitié. Nous avons passé de bons moments. C’est un poète, votre oncle !

Freddy resta un long moment silencieux puis il dit :

– C’est un hasard étonnant. Nous voilà réunis, comme pour conjurer un sort. Voulez-vous voir mon village ?

– J’ai pris une auberge simple dans Porto-Torres.

– J’habite un peu plus loin dans une ancienne bâtisse familiale. Il y a de la place pour tout le monde. Il y a souvent de la famille chez moi, c’est toute mon enfance et j’ai besoin de me ressourcer.

Tout le long du chemin, Freddy raconta comment la Sardaigne était l’île de son cœur. C’est ainsi que Gina fut entraînée dans les ruelles d’un vieux village, elle tomba sous le charme soporifique des soirées gourmandes de légendes pendant que Freddy racontait les charmes de l’île et le bonheur que cela lui procurait :

– Il n’y a qu’à fermer les yeux pour imaginer les maisons réparties à flanc de rocher, toujours un étage en construction, balcons fleuris et terrasses aux aimables jardinets… Il n’y a qu’à humer l’air pour que le laurier, le romarin, le citron, toutes les odeurs indélébiles qui marquent l’enfance, viennent faire frissonner les narines. Il n’y a qu’à tendre l’oreille pour percevoir entre chênes verts et chênes lièges, le son puissant des accordéons, les vibrations des guimbardes et les chants polyphoniques sardes, lorsqu’on fait cuire l’agneau à la broche et que reposent sous les cendres, d’alléchantes pommes de terre… Il ne suffit que d’un filet de vent pour parcourir le maquis dense et boisé, pour finalement dévaler jusqu’à la mer dans les senteurs de genêt, de lavande, de thym, qu’un soleil au zénith vient sublimer.

– Ah Gina, ne les voyez-vous pas les oliveraies, les vignes, les arbousiers, la bruyère… ? Imaginez étendre votre serviette sur le plus fin des sables avec déjà en bouche, la promesse d’un délicieux dîner fait de charcuterie, d’aubergines, de Culingionis, de cordedda, ou bien d’un cochon de lait entier parfumé au myrte et au laurier. Bien entendu, tout cela servi avec un vin de la province d’Oristano, le Vernaccia. Au célèbre Casu Marzu, fromage aux asticots, de vous proposer le Pecorino moins rebutant, accompagné d’un peu de pistoccu légèrement humidifié. Il faut le saupoudrer de sucre ! Et pour finir quelques gâteaux aux amandes, au miel et aux épices avec une liqueur de Limoncello…

Ah ! Comme j’aurais aimé vous faire découvrir la Sardaigne avec l’âme de ma jeunesse, avec les souvenirs que l’on veut inaltérables lorsqu’ils sont doux et qu’ils courent encore au fil des rues étroites et pavées. La Via Roma et l’insouciance à la saveur des Gelatti.

Freddy en avait trop dit ou pas assez ! Il n’était aucun retour en arrière possible. Quelque part dans sa mémoire, probablement que la poussière des pas n’était pas encore retombée. Aussi, de Porto Torres d’emprunter la Strada Statale 389 pour rejoindre le parc archéologique de Selene en Ogliastra. Le plateau granitique, en plus de milliers de souvenirs abritait deux tombes de géants et les bases d’un nuraghe, sorte de tour ronde en pierres, de forme conique et à la fonction aussi incertaine que contestée… simple habitation, tour de guet, temple ou lieu de rencontre ! A cette pensée de partage avec l’autre, dans cette dynamique d’échange, Gina ne put contenir plus longtemps le sourire qui ne demandait qu’à poindre. Ici, en Sardaigne, à cet instant précis dans les bois de Selêné se donnait un rendez-vous avec la vie, une révélation se faisait jour dans la nuit des âges, un chemin à prendre semblait se dessiner dans les ruines…

Gina pensa qu’ils étaient quatre, un quatuor étrange naissait à travers des liens ni tout à fait les mêmes mais ressemblant pourtant en tous points à la mélodie des hommes. C’était le même cri du cœur, la même parole chantée, la même larme de peine et la pierre réveillait tout cela, quelque chose se déchirait, se détachait du corps et s’envolait librement dans l’air parfumé de roses. Elle en avait la prescience, à coup sûr, elle subissait un sort.

Elle ne dit rien à Freddy sauf pour lui souhaiter de continuer à faire ses tournées.

– Si vous passez de par chez moi, dites le moi, je viendrai vous écouter. J’habite près de Port-Royal, l’éducation un peu trop stricte que j’ai reçue m’a laissée trop souvent hors des circuits habituels mais je laisse le temps m’apprivoiser. Je me sens remplie des cris de joie et des larmes de peine de la même façon que ces peuples qui ont voulu survivre. On ne nous l’enseigne pas assez. La joie existe.


Gina quitta la Sardaigne et reprit la route vers le Nord. Elle revenait chez elle, elle reprenait les pas de Racine, les sentiers qui mènent à travers bois et qui débouchent sur de vastes étendues solitaires où le travail de la terre conjugué à la lecture des solitaires, donnaient aux jours un goût d’inachevé. La solitude seule de l’esprit sans la solitude ample du cœur, c’était cela la différence. Il lui manquait une pièce.

Un courrier lui parvint quelques jours plus tard. Zabeth et Randy donnaient de leurs nouvelles et lui proposaient de faire partie d’un groupe qu’ils voulaient créer en rassemblant leurs talents cachés. Gina leur parla de Freddy et demanda de donner une place à celui qui s’était trouvé sur leur chemin, n’hésitant pas à parler de vive voix du lien qui unissait Freddy à Randy. Ils répondirent par un cri de joie.

Le cri de joie de Gina craquait dans le bocal de son cœur. Rien ne devait transparaître, la maîtrise des codes stricts façonnés à l’aune de la sévérité l’avait marquée de son empreinte raide. Elle tremblait quand il fallait rire de joie alors que la joie n’était rien d’autre qu’une étincelle de lumière. En ne se frayant un passage que dans les ruelles désertées des régions qui sont tombées, Gina avait oublié que le cœur avait soif d’un vin plus pur.

Zabeth et Randy, eux, portaient un diadème rutilant et offraient la joie sans compter. Freddy la cachait dans son carnet de concerts, Gina savait qu’il l’inscrivait sur ses touches blanches, sur ses touches noires.

Quand il reçut la proposition que son oncle Randy lui fit en tendant des bras ouverts à toutes les réconciliations, ce fut un autre cri de joie car Freddy répondit qu’il voulait bien être le musicien de leur groupe.

La joie, oui, exultait.


Texte à quatre mains écrit en décembre 2020 pour célébrer la création d'un groupe d'amis versés dans les arts:

- Elisabeth Rolland dite "Babeth" , artiste peintre

- Fréderic Agus dit "Fred" , poète et musicien

- Randolph Berliner dit "Randy" , artiste photographe

- Ginette Vijaya dite " Gina" , femme de lettres


Toutes les peintures de ce texte sont de notre amie Babeth, de son nom d'auteur Louisa sur la plateforme littéraire de Short Edition .




















1 Comment


berliner.randolph
berliner.randolph
Sep 13, 2021

Une merveilleuse aventure...que nous devons poursuivre !

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