La voie royale
- Ginette Flora Amouma
- 12 août 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 mars 2024
Clarisse avait suivi son instinct. Une route s’ouvrait aussi vers la gauche, dissimulée par de hauts branchages, des arches de troènes se penchaient jusqu’au sol marqué d’empreintes de pas, leur courbe retint son attention. Il semblait qu’une main avait voulu imprimer une note de lecture à travers les feuilles nervurées et rouges d’un signal qu’elle capta aussitôt comme le produit d’une intention : on la guidait vers une autre voie. Des fleurs fanées restées accrochées, allaient tomber, il suffisait d’un souffle de vent. Tout avait surgi dans des faisceaux de signification, de pensées greffées au-dessus de la brèche.
La jeune femme n’hésita qu’un infime moment, laissa ses camarades suivre la route qu’ils avaient choisie avec leur circuit associatif et s’engouffra dans le sentier que des rochers renversés tout le long de la piste tentaient d’escamoter. Elle repoussa les lanières des blessures devant ses yeux surpris. Les salves d’effroi s’émoussaient à la vue des couleurs tamisées, à l’essence des parfums entêtants. Elle avait oublié que repousser des branches de feuilles affaissées pouvait s’avérer tout à la fois inquiétant et salvateur. Elle continua sa marche dans la vallée des glycines et les frissons des clartés floutées. Elle côtoyait une autre sorte de parade. Elle croyait la route peu fréquentée mais elle vit une vieille femme assise seule au détour d’un virage, toute sa posture chenue lui rappelait qu’on lui montrait son apparence, celle qu’elle-même ne voyait pas. Se voyait-on comme nous voyaient les autres? Dans un renfoncement de feuilles de laurier bougeait une silhouette rongée par la curiosité.
– Il faut faire cette randonnée au moins une fois, avait répété le guide qui avait l’air d’en connaître un rayon sur la question. Pour se laver de tout, pour sortir neuf. Tu veux la paix, change de saison. Celle-ci, c’est celle que tu abordes quand tu la crées toi-même.
Des mots, s’était-elle dit, des mots qui ne renvoyaient pas à des faits. Elle n’avait pas porté une attention plus complète à ce qui lui arrivait.
Sur la mousse, une large main cherchait la sienne. C’était une fougère, la plus haute, une plante de la taille d’un animal fabuleux. Elle ne savait pas qu’il en existait. La végétation agitait ses tiges en un mouvement d’archet impérieux. Clarisse se sentit enveloppée par un parfum entêtant. Rien de délicat, il y avait le musc du sol mousseux, le souffle aigre des hellébores, l’odeur camphrée des champignons. Elle n’osa pas tâter la campanule qui se frottait au mouron. Une longue branche arrachée de la canopée, frôla ses cheveux. Sa chénitude en fut troublée. Elle se surprit à passer devant les digitales sans frémir de crainte.
Les aconits levèrent leurs boucliers. Trop de gâteries, elle avait oublié le poids des feuilles sur le sol épais, la palpation des lobélies, la reptation du lierre sur ses paumes nerveuses, une sève montait.
Elle continua de suivre la piste ombragée tracée par la voûte des arbres. C’était une foule, une horde de grands chevelus. Des hommes sauvages aux longs cheveux bouclés, torsades d’émeraude. La sente était peu fréquentée, peut-être que les dépliants publicitaires n’avaient pas identifié la piste et faute de commentaires de ceux qui s’y étaient engagés, les administrateurs avaient notifié quelques mots de bonne tenue :
« Merveilleux, un endroit qu’on n’oublie pas car les petites clochettes des campanules annoncent de l’enchantement. Soyez attentif à leur tintement ! »
Une moiteur hérissa ses poils. Plus elle s’enfonçait, plus le fait d’avoir repoussé les limites de l’orientation fragilisait sa conscience. Saurait-elle retourner sur ses pas ? Elle risqua un regard en arrière mais elle entendit des rires.
Piquée au vif, elle se dit que la piste devait déboucher sur des panneaux d’indication et la ramener sur une autre route, celle qui avait paru attrayante, animée par des pergolas croulantes de roses, aux tanagras de chaux vive qui retenaient l’imaginaire.
Les feuillages apportaient un velours de nuit mais une lanterne brûlait. Plus Clarisse marchait, plus elle décolorait le tapis de feuilles tombées qu’un flûtiste charmeur ramassait à côté d’elle. Les feuilles ne périssaient pas. Elles étaient ramenées dans le cercueil des racines.
Elle s’assit sur une souche. Elle ne voulait pas laisser partir à la dérive un esprit qu’elle était habituée à fréquenter. Mais déjà les silences avaient pris toute la place.
Elle passa devant un refuge que ne signalait pas le prospectus. Il semblait paisible, inoccupé, posé en bordure d’un ru qui se satisfaisait de son faible débit. S’il y avait un crissement insupportable dans le lent retrait d’un rideau de scène, il y avait aussi quelque chose d’insoutenable dans l’agencement des arbres, dans les tunnels des ronces, dans la démarche éméchée des hélianthèmes sur les sciures de bois devant la porte d’entrée.
Elle se voyait saisie par la volupté des instants qu’elle découvrait. Le jour était onctueux, elle sut qu’elle ne pouvait plus vivre sans penser aux jardins des premières récoltes sous les chapelles mauves.
Elle pensa qu’un être ivre de joie jouait avec les couleurs, jonglant avec les cailloux et les étoiles. Elle découvrait des canaux inexplorés de sa pensée, ils étaient là, desséchés, attendant leur rosée de miel. Si elle les avait soignés, un temps de vive plénitude se serait faufilé au centre des espaces temporels et enfanté un arpège qui se serait déployé, bousculant les plans habités par les paramètres usuels. Une conscience de l’amour d’un seul instant, dont elle subissait les bourrasques, aurait tenté sa croissance.
Ce n’était ni les elfes ni les fées qui chapardaient ce temps, elle ne vivait pas un conte. Elle suivait les bas-côtés d’une voie royale.
Elle eut un mouvement de recul. Fuir lui vint à l’esprit. Cette brise tranquille jouait du hautbois dans les branches. S’il y avait des rêves, ils se taisaient. Elle était persuadée que des marcheurs, il y en avait dans les bois alentour.
Le monde craquait, des compagnons invisibles la guidaient en la redressant, elle n’était pas seule, elle se préparait à la visite d’elle-même, de ce qu’on appelait la solitude chez les bipèdes mais chez les planctons dans les bois, on lui apprenait à reconnaître qu’il s’agissait d’une identité qu’elle avait méconnue.
Les troncs formaient des murailles autour d’elle. Elle se blessait à les toucher, l’écorce était crevassée, ne se laissant pas approcher. Clarisse s’aperçut que plus elle désirait y prendre appui, plus l’écorce apparaissait dans sa véritable texture, des sillons calleux, une épaisse cuirasse d’écailles, des cloques hideuses. Elle tendit la main pour se retenir, elle s’écorcha. De fines coupures sur sa paume saignèrent. Elle les essuya fébrilement et ne fut pas effarouchée. L’écorce était rude mais l’aubier apparaissait et c’était jusque-là qu’elle voulait se rendre.
Elle leva une écaille, l’arbre protesta mais elle vit l’éclat nacré de l’aubier. Elle reposa l’écorce. Elle avait ouvert une porte.
Elle sentait bien qu’il y avait une autre route. Le hasard l’avait dirigée vers un espace caché qu’il lui était donné d’apercevoir.
Des fumées obscurcirent soudain le paysage. Un incendie, il fallait fuir, la panique s’empara d’elle. Elle retourna sur ses pas sans savoir où elle se précipitait. Les clochettes des campanules résonnaient à toute volée. La mort, prédisait-elles.
Des flammes s’emparaient des frondaisons, les vieux arbres noircis tombèrent les premiers. D’autres résistaient.
Clarisse repassa devant son arbre. Il serait vite attrapé par le feu. Elle le regarda et fut certaine de recevoir un long regard de défi. Un trouble la figea un moment. L’incendie gagnait du terrain. La route, cette voie qu’elle avait choisie de prendre, serait calcinée.
Elle courut, tomba, se releva, hurla jusqu’à ce que des pompiers la récupèrent, tremblante et vaincue.
L’affrontement avec les résineux avait eu raison de sa défiance.
Ginette Flora
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