La villa des jonquilles
- Ginette Flora Amouma
- 20 mars 2024
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 mars
Les crocus avaient déjà suspecté un remue-ménage inhabituel dans la villa aux colonnes d’albâtre. La jacinthe se redressait, inquiète des propos tenus par ses compagnes assidues aux premières fêtes des aubes printanières. Les jonquilles se ramassaient en carrés protecteurs autour de l’unique beauté mauve, s’ouvrant de toutes ses clochettes dentelées, serrées autour d’une hampe où s’est tricotée une pelote de motifs réguliers. Elle apportait le parfum de sa terre voisine, elle venait poser ses nouveaux pas de danse auprès des jonquilles qui se développaient sur un tapis de muscaris bleus.
C’était la rentrée pour elles, elles jasaient, les anciennes se demandaient ce qui s’était ourdi autour d’elles durant le long hiver qui les avait écartées des potins de cour de la villa aux colonnes blanches.
– Vous avez vu la nouvelle créature ?
C’était un cri angoissé qu’avait jeté une des jonquilles, l’habituée des lieux. Sa voix s’entrechoquait comme habitée par deux notes dissonantes.
Ce fut un lever de pas chassés dirigés vers le point où se cristallisait le problème. La nouvelle venue semblait souffler sur ses pétales. Longue, mince, portant comme un calice sa fleur rouge cardinale gorgée d’un sang étranger, la nouvelle fleur tentait une arabesque, en ployant ses feuilles émeraude.
Elle n’était pas seule. Elle arrivait en groupements de compagnes tout aussi pétulantes ouvrant si hardiment leurs pétales carmin que les jonquilles, les crocus et la jacinthe se sentirent blessées.
– C’est un rouge diabolique !
– C’est un rouge conquérant, envahissant !
– C’est un rouge maléfique !
A ce moment, une baie vitrée glissa sur ses rails dans un chuintement de métal bien huilé.
Un homme en sortit, un panier sous le bras. Il s’agenouilla auprès des nouvelles fleurs, sortit pelle et pioche et leur tint un discours :
– Que vous êtes belles ce matin, mes dipladénias ! Vous irez fleurir la table des hôtes de ce soir qui viennent du Brésil. Ils seront heureux de sentir votre parfum.
L’homme s’affaira ^pour en prendre quelques gerbes puis s’en fut préparer la villa en vue des prochaines retrouvailles.
Dame jonquille soupira :
– C’est le jasmin du Brésil. Aucune chance qu’on ne nous remarque ! La nouvelle gitane sera le point de mire de toute leur attention et pour ces esprits insatiables, elle deviendra leur raison pour battre la campagne. Ils distribueront les cartes, ils trinqueront, videront leurs verres, ils se gausseront de tous et de tout ! Et même s’il y en a un parmi eux qui paraîtra s’accrocher encore sur le lierre des sages plaisirs, il sera foudroyé, malmené, deviendra le jouet des pitreries des loufoques qui agitent ce lieu grimaçant de malheurs en tous genres !
La jacinthe, soudain, se sentit nerveuse. De violet, elle vira au rose pâle. Le crocus s’en aperçut :
– Des fêtes lugubres s’y succèdent mais personne jusque là n’est venu nous mêler à leurs orgies. Cette dipladénia va devoir sortir toutes ses armes ! Qu’as-tu tout à coup ?
– Hier, j’ai senti la présence d’une personne auprès de moi.
– Qui ?
– Je ne sais pas. C’était à la nuit tombée. Un reniflement aussi puis une ombre s’est glissée sur mon front. J’ai eu la nette impression qu’une souffrance muette se dilatait dans le silence du soir.
La déclaration de Jacinthe laissa planer quelques secondes songeuses dans la cour du domaine perché sur les hauteurs d’un promontoire surplombant une anse grêlée de roches hérissées d’arêtes que ne domptaient que les habitués du lieu. Le sable s’enlisait dans l’anfractuosité des niches rocailleuses, là où des narcisses voyaient le jour à chaque saison quand ils avaient besoin de revenir raconter l’ancienne histoire des néréides et de Narcisse. La petite crique renfoncée au pied du pic rocheux n’était fréquentée que par les invités tapageurs de la villa. Des jeunes nymphes lascives s’y prélassaient, et pour mieux préserver leur identité, elles portaient lunettes et casquettes ne se levant pas même de leur serviette pour se risquer sur les roches aux légendes maudites.
A l’endroit où disparut Narcisse se mirent à fleurir de blanches fleurs au cœur doré.
– On la racontait la légende dans le temps où la villa était une buvette qui prenait de l’allure à mesure que la clientèle se diversifiait.
A la belle époque, la fréquentation d’élégantes dames qui venaient verser leur mélancolie sur la terrasse, avait fortement ébranlé les esprits. L’acquéreur avait fait l’effort de transformer le simple troquet en un estaminet coquet en s’appuyant sur une idée propice à évoquer les herbes des nymphes : la citronnelle pour protéger les fenêtres de toute intrusion bourdonnante, des bulbes d’iris dans les angles des murs pour les maintenir en rangs et les faire prospérer tout en les arrêtant dans leur trop grande exubérance. Il fit bâtir une pergola sur la terrasse pour en faire un lieu d’agrément où les jonquilles purent disposer d’une place particulière contrastant avec les narcisses qui venaient les border d’une ligne frontale.
La clientèle s’élargit, des artistes de tous bords apportèrent leur entrain, leurs histoires et tout se mêla dans la gouaille générale. On parla vite de trois nymphes changées en plantes vivaces, tous les regards admiratifs étaient tournés vers la décoration végétale qui tombait des poutrelles.
Si on y venait siroter, on y venait pour redemander des nouvelles de Doris et de Thétis. On s’inquiétait de savoir si la nymphe Canens avait enfin trouvé celui qu’elle cherchait. Comme elle se lamentait ! Son chant se répercutait entre les remous des vagues et les histoires des trois divinités maintes fois répétées donnaient à la mer une couleur plus vive, laissant surnager sur l’onde étale le vif mouvement impétueux de Doris, la nymphe charmeuse. On parlait tout bas des bras tendus de Thétis, les vagues les portaient au-dessus de l'écume et enfin, la voluptueuse Canens achevait d'électriser de son chant le paysage du ciel chavirant dans la mer.
La jonquille prit un air rêveur :
– Elles n’étaient pas maudites, les légendes. Il y a eu un âge d’or, une sorte d’époque mycénienne et chaque bulbe en porte la couleur d’origine mêlée à la vigueur marine qui les a fait naviguer sur la grande mer. Je sens toujours en moi à chaque printemps qu’un ailleurs vivait, qu’avant le jour où je me suis ouverte, il a existé des jours qui n’ont pas perdu leur éclat tant ils reviennent sur les vagues nous transmettre leur longue complainte.
A chaque éclosion, je vois l’autre jardin, le premier où l’on passait devant moi en prenant le temps de s’agenouiller, de chercher à comprendre le secret de mes pétales tantôt jaunes, tantôt blancs. Quand j’y pense, une goutte rouge sang imbibe le centre de mes terminaisons nerveuses. La villa est belle de l’extérieur. Du rivage on la voit comme un domaine habité par les dieux d’un panthéon qu’on croit connaître mais dont on ne sait rien.
– Cette villa nous a toujours fascinées !
– Posée ainsi, on pourrait dire qu’elle est au bord des terres, au bord de la mer, au bord du ciel mais palpitante d’une intense vie laissée sur les dalles de la terrasse. Les lumignons le soir, donnent aux fenêtres la peinture d’un temps qui s’y est enclavé. Les nymphes aimaient venir dans l’anse, la nuit sous les étoiles portant une couronne nacrée dans leur chevelure et se faisant un manteau des vagues dont le flux les dévêtait et les revêtait dans un lent ballet nocturne.
Le crocus se rembrunit :
– Maintenant, s’il y a des nymphes, elles vont se jeter dans la mer comme si elles étaient poursuivies par des sangsues agrippées à elles, se servant d’elles pour agrémenter des contrats véreux, inquiétants.
La jacinthe se recroquevilla :
– Je suis sûre qu’il y a une astéracée prisonnière. Je me souviens de cette présence, de ce parfum. J’ai passé des heures à la traquer, à suivre sa fragrance. Je pense de plus en plus que c’est une astéracée. Elle poussait librement sur les rochers. Maintenant je ne la trouve plus. Elle disparaît vite, il se passe des choses pas très claires dans la villa.
– Comme un trafic, on nous prend nos variétés les plus rares pour les exhiber ailleurs.
– Qui sait ? Mais je n’arrive pas à me défaire de ce parfum. Il me suit, il flotte, il adhère à ma corolle, il prend mon âme. Il se pend à mes feuilles, c’est comme s’il cherchait à s’abriter dans une de mes petites capsules.
– Avant tu te souviens, avant qu’on nous planque dans des massifs clôturés … se mit alors à soupirer une des jonquilles en fléchissant sa tige, avant on nous donnait de la vie. C'était des petites attentions, des signes d'admiration, on se sentait aimé.
Alors Dame jonquille se mit à revivre une certaine douceur abandonnée comme un fragment d'amphore échoué sur les galets.
– Il y a quelques années de cela, ce bâtiment était un restaurant. On venait manger et la joie était sur tous les visages. On nourrissait d’abord les jardinières, les vasques débordaient de fleurs. La lavande s’écroulait par les jarres placées au coin des murs.
Des amphores entouraient la terrasse là où les clients restaient longtemps à contempler la mer parmi les fragrances échappées des cruches et des baquets en terre cuite. De lourdes et rousses calebasses chargeaient l’air de leurs effluves végétales, c’était la lavande, on la respirait, c’était le thym, on le suivait, c’était la menthe, c’était la quête de l’air marin venu déposer sa brume exploratrice sur la terre aux empreintes de pas aperçues, vite ramollies et escamotées par des gerbes d’écume. C’était les parfums qui s’évadaient pour embarquer sur l’épaule des nymphes quand la houle se pliait, courbait sa nuque et s’apprêtait à recevoir l’offrande. Car l’astéracée surgissait des rochers, s’approchait des blanches ondines, leur livrait toute l’audace de ses étreintes et s’enfuyait se blottir dans les anfractuosités, couronnes renversées mais ramassées par les pleureuses de la mer. On entendait alors le roulis tantôt implorant tantôt effrayant d’une voix reprenant sans fin l’histoire de Narcisse et de Daphné. Les plaintes venaient depuis les îles, c’étaient par salves, des sabres aiguisés qui fichés dans les cous mordaient jusqu’à entrer dans la caverne des cœurs gelés. C’était parfois des tourbillons de rosées de gouttelettes insistantes comme pour rappeler les plaintes d’Ariane sur son rocher. C’était la mer et sa tombe, un chant funeste qui en venant heurter leurs joues les rongeait de ce tourment qui s’immisçait dans les chairs quand il cherchait à tromper l’attente.
D’Ulysse à Narcisse, c’était le voyage auquel ils étaient conviés quand attablés à l’osier de leurs tables, ils ne parvenaient qu’à boire lentement leur liqueur de marjolaine. Des images filaient entre les rouleaux de la mer. Narcisse cherchait-il toujours son visage avant de se laisser couler entre les bras des furies qui l’avaient emporté dans leurs gouffres ? Ariane se jetait de son rocher, terrible choix, Ariane qui a suivi les sirènes pour fuir l’affreux chagrin de n’avoir pas été choisie. Daphné qui préféra se changer en laurier pour éviter Apollon, que de destinées ! Que de vies pour fuir les jours dépendants, les nuits sans ardeur.
Parfois, c’était l’hôte lui-même qui venait s’installer auprès de ses usagers et leur contait les histoires de marins prisonniers. Le propriétaire était beaucoup plus prolixe sur les vaisseaux que sur les plantes. Il évoquait souvent le sort des voyageurs, des exilés, des aventuriers, le désir fou de ceux qui aimaient traverser les mers pour aller plus loin prendre le sel des brises en bravant le chant des sirènes.
Calypso était le nom qui troublait bien des visiteurs venus s’attabler sur la terrasse. Le nom lui-même, une fois prononcé, les plongeait dans une transe immodérée. La vue sur l’onde confiante les apaisait car un silence se levait au-dessus de la mer, tombant du ciel, surgissant du néant.
Il y avait toujours l'appel d’un dieu qui faisait tressaillir les mémoires, un nom pris dans les filets du paisible zéphyr du soir, dans la douceur d’une nuit qui veillait au soupir contenu dans un frisson, au grain qui venait toucher la main comme pour y laisser une invitation.
On appelait cela l’attirance mais les plus pensifs le ressentaient autrement comme un langage en vigueur uniquement dans le restaurant, compris par les habitués qui revenaient pour le pratiquer avec le sel sur les lèvres, l’herbe macérée entre les dents, dans le restaurant, lieu unique qui laissait sur les nappes des traces d’un enchantement.
Et parmi eux, parmi ces habitués, il y en avait toujours un qui ne pouvait fuir le bruit qui rendait la mer si obsédante et dévoreuse d’âmes. Il y en avait un qui s’asseyait au bord, tout au bord de la corniche, jambes pendantes, absorbant la fougue marine et se laissant capturer par le cri d’orfraie aux modulations hallucinantes. « Viens, Ô viens ! »
Il y en avait un qui lâchait tout et plongeait.
D’autres allaient rejoindre des fêtes organisées sur le rivage dans la petite crique, s’agrippaient aux autres pour oublier, se mettaient eux aussi à chanter.
Mais oublier quoi ? Dame jonquille tenta une explication :
– Tout, rien, tout … Oublier le jour qui a été, le jour qui suivra mais surtout le jour qui les tient dans sa résille, dans son roulis d’écume à murmurer, à rouiller les sens de sa mandragore quotidienne. Cet entraînement épuise, les étourdit dans le supplice de plaisirs éphémères jusqu’à ce que vienne l’infini repos qui les dépose sur le sable de la crique.
C’est en buvant lentement un café crème sur la terrasse qu’on voit passer les anciens fixant l’horizon, revenant raconter leurs destins et l’on se compare à eux.
C’est la raison qu’ils avancent pour parler des couleurs blanche et orange des murs de leur bâtisse. Jaune et blanc comme la fleur blanche au creux jaune qui se met à pousser là où Narcisse a plongé. L’architecture des bords de la côte insulaire n’a cessé de rendre cette carnation sur les péristyles de ses édifices. Une forme épurée, dressée sur un rocher comme le narcisse sur sa tige, une élégance qui souligne la tragique destinée des héros de la mythologie de ces côtes qui gardent captifs leurs hommes.
C’était une époque, celle des dames aux ombrelles, aux poses nonchalantes, aux regards perdus dans l’horizon quand elles cherchaient à rencontrer les destins des femmes laissées aux bords des eaux.
Les jours passaient, faisaient rêver les jonquilles qui trouvaient de plus en plus qu’il se passait quelques chose d’anormal dans la maison des fêtes illuminées des nuits entières, une maison qui s’était vu dotée d’un nouveau nom la « Villa Astragale ».
Le crocus s’en souvient :
– La maison regarde vers la mer entre orchis et ophrys, au loin les îles, plus loin un horizon qui s’obstine à toujours refuser de se laisser approcher. Les ouranies de la nuit viennent attendre l’inconnu car la vie sur terre pour elles reste l’inconnu.
C’est à partir de ce jour qu’on n’entend plus qu’à mi-voix celles qui peuplent mer et ciel.
Puis elles ne reviennent que par plages horaires. La villa est devenue lugubre d’année en année. Elle a perdu son aura nostalgique. On ne parle plus des nymphes. Les fleurs se cachent, rampent dans le sable pour échapper à l'indifférence de ceux qui les piétinent ou les déracinent sauvagement. Beaucoup ne réapparaissent plus.
– Tu crois que c’est une astéracée qui est prisonnière ? Et qui sort de sa cellule la nuit pour te lancer un message codé ?
Jonquilles, crocus et jacinthes firent front, serrèrent les rangs, subitement effrayées par la navrante perspective d’un rapt qui enflammait leur imagination. Elles envisagèrent les pires scénarii.
Le pot de dipladenia revint dans le jardin. C’était l’occasion pour le trio de glaner des nouvelles. La nouvelle venue avait-elle trouvé quelque chose d’anormal dans les agissements des propriétaires ?
- Ils ne parlent que de contrats et de commandes, la maison est devenue un bureau où se traitent des affaires.
- Y-a-t-il une autre fleur auprès de toi ?
- Les invités parlent d'une fleur qui occupe leurs pensées. Une fleur qu’ils cueillent, sèchent, emballent et expédient. Elle est soit réanimée soit séchée à des fins de compostions artistiques, soit vendue.
Dame crocus ne se considéra pas comme vaincue. L'ancienne énergie qui l'avait toujours nourrie remonta le long de sa tige et elle décida de percer le mystère de l'astéracée.
Une nuit, elle se laissa approcher par l'infortunée prisonnière qui devint livide quand les jonquilles et la jacinthe lui sautèrent dessus et l'empêchèrent de s'enfuir.
Le petit stratagème ourdi par le trio des jonquilles, de la jacinthe et du crocus avait fonctionné.
L'astéracée gémit et raconta comment elle était devenue depuis longtemps le sujet d'une étude dans le laboratoire du dernier étage de la villa. On la soumettait à des tests et de plus en plus, elle se sentait décliner, elle se perdait, elle devenait une autre plante à qui on avait implanté d'autres fonctions. Qui était-elle ?
Elle se le demandait et venait retrouver dans le jardin son identité naturelle en se plaisant dans la compagnie de ses semblables.
- Tu as des pouvoirs maintenant ?
- On essaie de m'en donner mais je résiste. Je ne veux pas être autre chose que ce que je suis.
Ginette Flora / Mars 2024
Merci, Ginette, pour cet magnifique cadeau floral que tu offres à la citadine que je suis 🌻🌺🌷Bon week-end !
Magnifique jardin que tu nous offres ici ...un bonheur de tout ce qui nous entoure et que parfois, l'on regarde si mal ! j'ai adoré, Ginette ...Merciii !❤️