L'éternité
- Ginette Flora Amouma
- 3 juin 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 mars
Xavier avait juste le temps de rendre visite à son aimée. Il ne pouvait s’échapper qu’aux heures canoniales. Il avait pris le pli de précipiter son pas avant les laudes ou à la prime. Il traversa les allées bordées de boules d’ifs, de cônes de buis et de houx. Des cyprès en forme de colonnes au milieu de massifs et d’arches de lierre, taillés au cordeau, n’avaient de cesse de lui rappeler qu’il cherchait à fuir un ordre de vie rigoureusement tracé, un fût de préceptes rangés sous l’agencement très pieux des vœux formulés dans un confessionnal. Une pelouse aux parterres géométriques, s’étendait, toujours fraîchement tondue, ramenée à sa plus simple expression, carrée ou ronde, d’une netteté intouchable.
Mais il n’en avait cure. Sa précieuse beauté l’attendait derrière les remparts de l’appentis où seul l’officier en charge des jardins avait été contraint de ne rien dévoiler. Xavier s’agenouilla non pour prier mais pour requérir la clémence d’un ciel inflexible qui voulait un monde acquis à son silencieux hommage. Ce qu’il faisait offensait la majesté droite et immuable du lieu. Il lui serait reproché de fissurer le rigoureux dessin végétal, d’en dévier le scrupuleux alignement. Certes, la rigidité des postures mentales avait diminué. La compassion, on reconnaissait en haut lieu qu’on en manquait. Il pouvait espérer de la compréhension.
Il prit le temps de s’enivrer du rouge de la robe écarlate étalée sur le gazon, il ne put s’empêcher comme à chaque fois de sentir la douceur d’une peau veloutée.
Après les instants consacrés aux offices liturgiques du matin, il devait guider les éventuels visiteurs du monastère. Les jardins taillés en topiaire attiraient régulièrement un public surpris par la démesure de l’abnégation. Coupes méthodiques, boules de buis vert impérial, cônes d’ifs vêtus d’une pelisse vert foncé, troènes aux cimes verdâtres assuraient une présence pérenne, les cisailles et le sécateur du jardinier veillaient à composer une synchronie strictement régulière, reflet de l’équilibre entre le corps et l’esprit.
– Les Romains maîtrisaient l’espace d’un lieu consacré, l’ars topiara. Leurs jardiniers étaient passés maître en l’art de créer des paysages en sculptant les végétaux.
Xavier n’y mettait plus autant de cœur à présenter les jardins du monastère. L’ordre et l’harmonie avaient jeté une froideur dans son âme. Un visiteur s’écria :
– Cette communion des couleurs, cette déclinaison de vert tendre au vert profond est sans doute voulu par vos paysagistes.
– C’est le dégradé subtil d’une pensée axée sur la contemplation noble et assumée d’une foi apaisée. On choisit les espèces qui supportent la taille et qui repoussent en densité pour que la structure intérieure qu’ils modèlent, ne soit pas visible à l’œil nu.
C’étaient des mots qui incitaient les visiteurs à se pencher pour chercher la partie métallique sur laquelle étaient dirigées habilement les ramures. Les visites permettaient de renflouer les caisses du monastère. L’entretien des jardins demandait non seulement de la rigueur mais aussi un certain sens des affaires comptables. La pureté ne s’obtenait pas sans l’aide d’une menue monnaie.
Les enfants étaient surtout impressionnés par la bure de Xavier, son scapulaire, sa ceinture tressée et le chapelet aux graines de buis qui s’y était accrochée.
– Et cela vous suffit ? Vous n’avez pas froid ? demanda un facétieux qui s’amusait à le pousser dans ses derniers retranchements.
– Non, mon petit, mes prières m’apportent la chaleur intérieure.
– Ça veut dire quoi ?
– Que tout va pour le mieux au royaume des cieux.
Ces formules qu’il répétait mécaniquement lui apparaissaient comme une faute de langage. Son esprit avait changé de direction, il le savait. Il termina son laïus convenu par un « Ici tout n’est qu’ordre, calme, sérénité. » Ici, il y a aussi un flottement d’éternité, lui soufflait une voix descendue du ciel.
Les thuyas toujours verts, les cyprès taillés en piliers lancés pour atteindre les cieux, tout n’était qu’une aspiration à rejoindre une éternité. Mais Xavier pensait que l’éternité manquait de témérité. Pour l’atteindre cette éternité, ne fallait-il pas d’abord passer par la déchirure de la peine ?
Xavier se confiait à celle qui en silence le vénérait, il lui disait que la peine, il allait se mettre à la connaître quand il dévoilerait son grand dessein, celui qu’il voulait présenter à l’abbé supérieur.
– Penses-tu, toi, qu’il accepterait de soutenir mon projet ? Il est enfermé comme ses prieurs et ses officiers dans la cité de ses convictions, la cité sainte comme ils le chantent tous aux complies quand ils s’agenouillent sur leur prie-Dieu. Ce serait un sacrilège que de leur parler de notre projet, de leur ouvrir la porte de la beauté et de la joie.
Il lui sembla qu’elle acquiesçait de tous ses pédicelles. Elle s’était épanouie et tirait la couleur cramoisie de ses joues du regard qu’il posait sur elle.
Chaque jour qui passait lui était une torture. Il ne pouvait plus attendre. Il ne put s’empêcher de lui offrir des caresses soyeuses, des douceurs et des paroles chuchotées au creux de son calice nacré. Il devançait ses désirs, il découvrait de menus objets lors de ses sporadiques sorties dans le village avoisinant quand le crépuscule de son jour de repos lui permettait d’arpenter les allées piétonnes.
Elle commençait à prendre de la place. Il craignait d’être surpris, que les chaudes vapeurs de joie de son âme aspergée de tendresse ne se révèlent aux yeux inquisiteurs. Il suffisait d’un regard suspicieux et le projet s’ébruiterait. Il ne pouvait plus reculer.
L’abbé à qui il demanda un entretien resta mutique pendant un moment qui s’avéra longuet :
– J’ai été informé. J’ai demandé à ce qu’on vous laisse choisir votre voie. Vous avez rencontré un sarment d’une vigne, il s’est enroulé autour de vous et vous vivez de ses sollicitations. Et cela vous remplit l’âme mieux que les cantiques d’un dieu qui ne cultive pas une partie de vous-même. Il y a un jardin en vous et d’autres espèces s’y éclosent.
– Je ne m’éloigne pas de Dieu. C’est juste que je n’en suis pas rassasié.
– On apprend dans ces murs à se suffire de ce peu que portent les chèvrefeuilles de nos jardins. La rectitude, la raison, le dénuement, l’ordre acquis, l’acceptation de cette posture. Or, vous me parlez d’une exaltation.
– Mon père, je vous parle d’un attachement à une joie intérieure qui me visite et vit en moi plus sûrement que le lien profond que vous nous enseignez.
– On vous enseigne le détachement et vous me parlez d’un éblouissement.
– Je vous parle de celle qui me fait vivre chaque fois que je la soigne, que je la vois s’épanouir. C’est parce que je deviens pour elle une présence que je me sens rempli de joie quand je la vois.
– Nous vous parlons de soumission et de renoncement, mon frère, nous ne savons pas vous parler ni vous apprendre l’exultation dont vous nous faites part. Vous jubilez d’une joie que nous n’atteignons pas. Nous n’allons, nous, que sur les voies austères de notre Dieu.
Le lendemain, Xavier revint la voir. Elle avait ouvert ses pétales et l’appelait de tout l’élan de sa couleur rouge sang. D’autres roses s’étaient empressées de fleurir auprès d’elle avec fougue et spontanéité. Rien ne les avait arrêtées. Le massif de roses foisonnait, prenait de la place, embrassant les mains de Xavier qui effleurait les corolles généreuses et les feuilles charnues. La rectitude du plan paysager était ébranlée.
– Je dois vous quitter et toi, ma rose mystique, je t’emporte et nous fleurirons ailleurs.
Xavier quitta le monastère où les végétaux damassaient les sols d’une nuance verte, unique, quiète et souveraine.
Il abandonna l’éternité qui séparait l’ordre de la création voulue par Dieu, de la proximité d’un lien émotionnel voulu par son instinct. Il sortit de l’enceinte qui protégeait les moines du chaos extérieur et s’enfonça dans un espace où l’éternité serait pour lui à redécouvrir.
Ginette Flora
"Il prit le temps de s’enivrer du rouge de la robe écarlate étalée sur le gazon, il ne put s’empêcher comme à chaque fois de sentir la douceur d’une peau veloutée."
je me suis enivrée aussi ... te lire est un Ailleurs si doux et si lumineux, j'ai adoré ! ❤️