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L'orgue, la basse et les violons

Dernière mise à jour : 16 mars


L’orgue a levé les premières résonances de l’adagio que l’assemblée reconnut en scrutant l’abside d’où jaillissaient les fragments d’un récit qui se jouait sous les doigts d’un organiste concentré. Il pensait à la vie de ce grand homme vénéré pour son charisme et sa générosité, cette tonalité devait s’imprimer dans ses touches. L’orgue libéra sa transe.

Aussitôt, les violons s’étirèrent en de tristes arpèges si fluides que devinrent amères les paroles de réconfort. Plus funeste fut la douleur qui dévala, qui s’installa, qui enchaîna l’auditoire. Tous sentirent que le fond de leur émotion était atteint. Le cercueil reposait sur des tréteaux couverts de fleurs blanches. Il était mort de vieillesse, de maladie et d’usure de la vie. Il était parti, il avait tout attendu de cette mort vécue comme une libération, il l’avait souvent invoquée, cédant à la hantise de l’au-delà. Les notes laissaient filer le florilège de ces années où le défunt avait pu voir le bonheur et le malheur alterner avec constance. C’était ce sur quoi il fallait insister. Le pianiste appuyait sur les touches faisant voler la pluie de paroles que les violons enlevèrent.

Ils prirent ainsi possession des sursauts du cœur que des canifs tailladèrent faisant monter la plainte jusqu’à l’ultime blessure. Il n’y avait plus qu’une seule rumeur qui s’enroulait dans l’église recueillie. Le récit s’envolait, se glissait, se lovait, rampait sur les cordes qui vibraient. Plus grave que la peine, la douleur qui chagrine et tambourine, qui pourra la supporter ?

Qu’y avait-il eu comme fissure ? Pourquoi ce saisissement ? Pourquoi la peur de la mort, de cette réalité qui trompe son monde et s’abat insidieusement ? Le pianiste et le violoniste s’unissaient, s’interrogeaient, capturaient le doute. L’emballement des instruments suivait le rythme de l’affliction.

Les obsèques qui se voulaient discrètes devenaient déchirantes. Blandine avait suivi le cortège de bien des funérailles qui avaient jalonné sa vie mais jamais son cœur ne saignait autant. L’adagio avait révélé qu’on pouvait aussi mourir de l’intérieur et qu’un cœur qui s’était heurté à la réalité pouvait périr sous le coup porté par une désillusion.

C’était les obsèques de son âme. Une fois encore, les violons se remirent à gémir et balbutier leurs premières avances. Les notes s’enfuirent sous les lourdes colonnes d’albâtre. L’abside s’éloigna pour laisser place au silence, un sifflement rempli de tristesse. Le soupir musical s’était infiltré dans les travées comme un venin, le récit qui s’était installé pour soutenir sa narration avait achevé sa supplique. Y avait-il autre chose à dire ?


Oui, il y avait ce chant qui avait débuté ainsi dans le clair étonnement d’un sourire lumineux, il avait continué sur un air tranquille, vivace puis lent et modéré mais c’était un pas de deux qu’ils avaient conduit dans le lent balancement d’un air complice. Ils avaient tous deux conversé, lui avec la tranquille assurance de celui qui savait jouer de l’archet symphonique et elle qui écoutait découvrant tout soudain que les violons pouvaient rendre un son hypnotique. Doux breuvage qu’elle avait su prendre gravement savourant les effusions de celui qui lui inventait le langage de ceux qui avaient poursuivi un voyage empirique.

Il y avait bien eu ce regard qui ouvrait des lumières si pures que s’y éclairer achevait les souffrances. Il y avait bien eu ces élans fervents qui avaient su traverser les déserts de mutisme et qui au feu de la plénitude avaient su lire le message de la beauté. Il y avait bien eu ce bruit qui circulait dans les veines quand les trilles d’un oiseau se sont installés dans les arbres de leur domaine. Il y avait bien eu le délice de la vie qui s’était remis à cheminer dans les gorges abruptes des délires de leurs âmes. Il y avait bien eu aussi des transports de joie que la joie elle-même faisait venir jusques dans leurs chaumières. Il y avait bien eu cette douceur de la réponse à l’appel d’une révélation.


Car un jour tout ce qui avait été élevé s’affaissa, d’un seul mouvement, livré aux forces extérieures. Ce fut l’arrachement aux fastes silencieux et tout fut emmuré, parti en fumée, tombé rejoindre le néant laissant des instruments noirs privés de leur composition. Quand tout se fut effondré, le temps de l’instant prit les débris restants pour s’en faire un talisman.

L’orgue de la joie vécue pouvait-il mourir ainsi dans les frissons d’un cœur meurtri ?


Devant la stèle du monument funéraire, Blandine se recueillit essayant en vain de repousser sa mélancolie. Chaque jour qui passait, c’était aussi un jour où les agonisants à la fin de leur vie avaient pensé aux espaces uniques qui avaient contenu pendant un temps précieux le véritable épanouissement d’un bonheur majestueux. Comme eux, Blandine repensait au chemin qu’elle avait parcouru avec Ludovic et comment le pont qui servait à les communiquer s’était brisé.


Ginette Flora


2 comentarios



"Il y avait bien eu ce regard qui ouvrait des lumières si pures..."


c'est beau, Ginette ... tout s'ouvre et déborde d'espace poétique ..profond et touchant !❤️

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Contestando a

Merci beaucoup, Viviane.

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