La carte au trésor
- Ginette Flora Amouma
- 21 juil. 2020
- 15 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours
L’affaire paraissait extrêmement sérieuse. Le responsable du circuit ajoutait d’une voix solennelle :
– C’est ici qu’on a perdu toute trace de notre écrivain estimé, un des meilleurs auteurs de notre littérature du terroir. Jamais on n’a autant parlé de cet auteur inclassable qui nous a donné du fil à retordre. Quand moult esprits habitués à planter le décor décrivaient les monts d’Arrée, les forêts et les sentiers, notre auteur que nous nommerons Gwendal Denez a préféré réveiller les voix de l’inconscient collectif. Cette excursion comporte une carte au trésor qui consiste à pister l’écrivain à partir des indices qu’il a laissés choir dans ses récits. Vous avez lu ses récits, vous en connaissez à peu près les clés, on vous remet un livret rassemblant les textes qui vous permettront de répondre aux questions de chaque station de notre parcours touristique.
Et le laïus fut long. J’avais hâte de partir. Cela urgeait. Je connaissais suffisamment le molosse pour savoir qu’il ne se laisserait pas harponner. Je me souvenais d’avoir lu un de ses récits de pêcheur de lignes en eau écarlate où il excellait en parties de gardon ou de lotte à servir à l’armoricaine. L’orateur continuait :
– C’est une sorte de circumambulation littéraire, un tour de l’œuvre de Denez, une exploration de son écriture qui nous conduira à révéler en même temps la richesse de notre région. Découvrir la région en découvrant l’écriture d’un écrivain est le but de cette excursion ludique qui sort un peu du caractère classique de ce genre de circuits. C’est un pèlerinage druidique, un hommage à l’écriture à travers le patrimoine celtique de la Bretagne.
Il n’en avait pas terminé. Il y avait les incontournables consignes de sécurité. J’entendais tous mes coéquipiers se processionner sur les sentiers. Nous n’avions que le livre avec les extraits de textes pour cerner l’auteur. J’avais un peu plus que cela : j’avais suivi les mésaventures de l’auteur et je connaissais l’humeur de la personne encline à se réfugier dans les tempos d’une musique lente et dévorante. Par ailleurs, j’avais aussi quelques anecdotes qui pouvaient m’aider à décapsuler les indices. Si le seul trésor à trouver, c’était l’auteur lui-même, je savais que le bonhomme ne se laisserait pas apprivoiser ni emprisonner par les fariboles du guide. Guide du patrimoine ? Il devait bien rire, lui qui avait écrit un récit dans ce sens où on le voyait côtoyer les pierres lunaires aussi facilement que les roches sédimentaires affligées de plusieurs couches successives de strates antérieures au plissement alpin. Animal solitaire, il l’était et le resterait. L’agrément, c’était la direction donnée à ce circuit tout à la fois dans le mode d’exploration des lieux abandonnés et dans l’esprit d’une enquête lestée d’une carte au trésor qui permettait de visiter ces mêmes lieux par le regard et l’écriture de l’auteur, ruines où se nichaient les pièces du puzzle qu’on nous demandait de reconstituer. Ce parcours littéraire de l’auteur me plaisait, ce jeu intellectuel qui consistait à rechercher l’auteur par la trajectoire dévoilée dans ses récits attisait ma curiosité. Je ne savais plus quel autre écrivain avait dit :
« Tout mon moi se trouve dans mon œuvre ».
Enfin la troupe se mit en branle. Chacun tenait sa carte en mains qui à elle seule était une œuvre d’art. On y voyait un cercle formé de blocs de granit comme un cromlech. Et chaque bloc portait le numéro d’une station. J’en dénombrai quatre, la cinquième se trouvant être la finale elle-même.
Pour l’heure, il fallait marcher jusqu’à notre première station, un château qui s’élevait sur un monticule, une sorte de tertre enfoui sous les taillis. Chacun y allait de sa petite chanson tandis que d’autres plus zélés, paniquaient à l’idée de se confronter à de puissantes croyances bien ancrées dans ces arbres millénaires, chênes et hêtres à la force souveraine. En piétinant les fougères et en levant quelques braves poussières ocres, les randonneurs ne restaient pas silencieux. On parlait des extraits de Denez, on cherchait le mot qui allait éclairer notre lanterne, l’enjeu valait la chandelle. On gagnait quand même un tour de voile, un tour de troménie et une nuit dans un château hanté par les mouettes et de plus, la perspective de rencontrer des gens intéressants comme des druides, des vouivres et des fées exaltaient les cœurs. Tout cela avait un goût de merveilleux et puis il y avait la rencontre avec un des personnages de l’œuvre de Denez. C’était le clou du circuit. Par quel tour de prestidigitation, on allait faire apparaître ces Raoul, ces Viviane, ces Morgane, ce Lancelot, ces châtelains et ces moines ? Au château de Kerjean, le jeu disait : demander au châtelain où se trouve le chemin qu’a fait Denez à sa dernière visite, la réponse vous permettra de connaître le lieu de la deuxième station. Pierre continuait la présentation du jeu :
– Je vous demande d’arriver au château avec à l’esprit les thèmes de prédilection de Denez qui installe des récits familiaux qu’il va probablement chercher dans les branches enchevêtrées d’une généalogie où il prend plaisir à rendre hommage à tous, seigneurs ou paysans, suzerains ou vassaux, tous encadrés dans des portraits d’où il les fait descendre par des échelles branlantes et qu’il fait évoluer dans les marais de ses cogitations multiples.
Le château surgit des brumes environnantes, vision diaphane qui nous prit au dépourvu. La silhouette floutée agissait comme un fluide qui se propagea sur nous comme autant de gouttelettes d’une exsudation. Un décor qui plairait à toutes les imaginations. Un décor planté avec porche, dorures, sculptures, gargouilles en décomposition, grêlées par endroits soutenant à grand peine une ossature colossale. Cet antique château aux pierres quelque peu branlantes qui ne devaient tenir que grâce aux sorts jetés par quelque plaisantin pourrait-il revivre ? Des pierres qui n’étaient consolidées que par un grossier agglomérat de chaux vive. Seule une tour tenait encore mais les murs aux fissures profondes crevassées d’éboulis ne tenteraient personne hormis notre écrivain accroché aux lierres de ses compositions mystiques. Cependant je vis que l’imposante demeure avait été maintenue et retenue par d’énormes poutrelles en bois aux verrous d’acier. On cherchait donc un écrivain solitaire, ermite sur les bords, épris de paysages tourmentés. Je n’avais aucune ébauche d’idée. Je n’avais que ses textes qui étaient déjà en soi de véritables énigmes. Sur le livret, quelques extraits, et sur mes notes personnelles, quelques passages révélateurs, c’était mon seul viatique pour grappiller quelques indices. Le guide fit une pause :
– Donc, à l’intérieur, vous pouvez vous promener. Il n’y a qu’une pièce bien entretenue concernant la sécurité. Les autres enceintes sont à plein ciel que vous devez aussi parcourir. Il s’agit de chercher la boîte de Pandore c’est-à-dire un parchemin sur lequel sont écrits quelques noms de cette famille dont parle Denez dans ses souvenirs d’enfance. Une fois que vous aurez trouvé ce parchemin, vous devez aller à la rencontre d’au moins un de ces personnages et l’interroger sur le lieu où se terre notre ami l’écrivain. Ce personnage vous remettra un objet qui vous permettra d’atteindre la deuxième halte de notre tour d’écriture.
– Il y a plusieurs parchemins cachés ?
– Non, un seul. Le premier qui l’aura trouvé le lira et chacun prendra note.
Denez parlait beaucoup de son enfance, des souvenirs d’une enfance passée auprès de grands-parents, de parents, de frère et même d’une sœur. Il y avait même des oncles et des tantes et d’ailleurs par moult digressions, je me souvenais moi-même qu’il avait été recueilli par une tante. Dans cette généalogie pas du tout complexe mais surement épaisse à défaut d’être multiple, il y avait des secrets de famille qui circulaient de pierre en pierre d’où l’importance des cachettes dans les habitations. On pouvait tomber sur des jarres de secrets, des boîtes précieuses même ébréchées, tout était « secrétisant » pour notre auteur qui lui-même n’en n’avait pas fini de déchiffrer ses secrets. Les anecdotes étaient fournies par cette faune familiale elle-même encline à s’égarer dans ses dissections temporelles. Il y avait également un voisinage encombrant qui ne s’embarrassait pas de manières pour venir souvent s’incruster dans la vie tourmentée de notre auteur ce qui fait que souvent, on se sentait trimballé de personnage en personnage.
On trouva le parchemin dans la niche placée sous le manteau d’une vieille cheminée pleine de suie, noirâtre au possible et remplie de résidus que les âges avaient accumulés. Je retournai les cendres du bout d’une brindille. La production n’avait sûrement pas versé ce genre de cendres millénaires ! Tout était là. Il n’y avait qu’à s’en servir.
Le mot disait : « Trouvez le grand père qui vit non loin d’ici. »
Tout était centré sur le grand-père, figure de proue de l’œuvre de Denez. Il fallait donc aller le chercher dans cette sorte de terre sèche à l’herbe rare par endroits, échevelée à d’autres endroits, fourrés maudits propices à tous les maléfices craquant de ronces et de faines parfois glissantes quand la mousse assaillait nos semelles. Nous suivîmes des sentiers où des animalcules curieux regardaient les promeneurs, entre bruyère aux couleurs d’un violet usé, d’un rouge acidulé, d’un ocre fripé qui ne se levait pas plus haut que les chevilles. La rosée du matin devait les éclairer à l’aube de cette lumière vacillante et fondue qui réveille les âmes assoupies. Et chacun cherchait des indices dans les textes. Où pouvait bien être le grand- père ? Pouvait-il nous faire signe ?
– En plus, c’est écrit plus loin qu’il est mort. Mais pourquoi lui ? Il y en a tant d’autres plus faciles à coincer !
– Attendez, il est écrit que son grand-père était baryton.
– Donc il faudrait chercher à mon sens un musée ou un endroit qui accueille des musiciens.
– Que dit la carte ? Il y a bien un musée pas loin d’ici. On peut toujours aller voir.
Nous traversâmes des champs de pissenlits, parfois des pieux servaient d’épouvantails dans les grands champs mais je ne pensais pas qu’on eût besoin d’épouvantails dans cette partie magique où des êtres bienveillants s’occupaient de la terre mieux que les hommes. On arriva auprès d’un hotié, là où, semble-t-il, se reposaient les fées, des rochers de granit entourant un lit de cours d’eau desséché. Un vieil homme se tenait debout, barbe blanche, cheveux blancs, moustache et sourcils blancs, un druide qui dit :
- Je l’ai bien connu le grand-père de Denez. C’était un sacré mélomane. Il était un ménestrel avec son violon, il savait charmer les passants, les promeneurs et les visiteurs. Ceux qui en redemandaient, s’arrêtaient longtemps. Ses notes levaient un charme à faire fendre les âmes d’un coup d’adagio ! Il y a un musée là-bas et vous verrez, Denez a donné quelques-uns de ses écrits, ceux qui parlent de son grand père. On peut les lire. C’est une autre façon de le rencontrer et de le suivre entre les ogives ensorcelantes de la Bretagne.
Entre temps, mes co-équipiers commençaient à se fatiguer de la marche et vidaient leurs gourdes. Pourtant tout ne faisait que commencer ! La première flèche fut lancée par Camille qui nous avait déjà donné beaucoup de fil à retordre. Ses sautes d’humeur nous avaient fait grincer des dents, on ne supportait que péniblement ses rodomontades. Elle lisait les textes en les maudissant :
– C’est à n’y rien comprendre, soit il commence une phrase soit il la finit mais on ne sait jamais ce qu’il dit ! De plus, pourquoi se cache-t-il ?
– Pour éviter justement ce genre de commentaires, osa dire l’un de nous. Imbibez-vous de la magie de la région au lieu de vous plaindre.
– Je ne me plains pas , je plains l’auteur.
– Laissez-le se plaindre tout seul. il est assez grand pour cela.
La tranquillité, ce n’était pas l’apanage des humains. Je me demandais où étaient passées les fées. Et les korrigans ?
Justement notre guide s’écria :
– Attention à ce que vous dites. Les korrigans nous entendent et ces petits êtres farceurs sont très portés sur la vengeance et ne vont pas laisser passer vos méchantes paroles ! Ils ne sont gentils et bienveillants qu’avec ceux qui le sont !
–…parce qu’on va en plus rencontrer des korrigans !
– Personne ne sait ce qu’on rencontre dans cette forêt, ces bois, ces pistes considérées comme secrètes. Si je perds ce plan jauni, venant de je ne sais quel grimoire, on est foutu, croyez-moi et on aura besoin des korrigans pour nous remettre sur le bon chemin !
Et le cri de Camille fut comme la réponse aux paroles du guide. Camille venait de trébucher et de tomber. On se précipita mais elle se débattit et répondit avec beaucoup de hauteur qu’elle pouvait se relever seule. Ce qu’elle fit mais au bout de quelques mètres, elle rechuta et on entendit des gloussements de rires.
Furieuse, Camille nous fustigea du regard mais on fit les yeux ronds :
– Quoi ?
– Arrêtez de vous moquer de moi. Je vous ferai emprisonner tous autant que vous êtes dans le val sans retour ! Bouh !
Nous nous regardâmes un peu ahuris. Mais à ce moment-là des rires fusèrent et nous eûmes tous un sursaut de frayeur. Il y avait bien des bruits autour de nous, on se retourna d’un seul mouvement vif vers le guide qui répondit brièvement :
– Je vous ai prévenus. Personne ne sait ce qui peut arriver, on est à la merci des habitants de la forêt. Nous avons des voisins, amis ou ennemis, nul ne le sait, c’est à la carte du sentiment, vous savez cette corde fragile qui fait battre le cœur et l’âme en livrant ce genre de mélopée qui nous étourdit !
Mais Camille fut malmenée tout le long du chemin par des petites tracasseries qui la mirent de mauvaise humeur. Elle s’en prit au guide :
– Je préfère renoncer de poursuivre cette farce, ramenez moi au logis.
– On ne peut plus faire marche arrière. On est tous soudés, c’est aussi une forme de solidarité. On se serre les coudes et on apprend à le faire. Moi je ne suis pas payé pour rebrousser chemin pour des broutilles !
Camille se plaignit de divers maux qui nous furent épargnés. Tout cela rendait l’énigme encore plus fantomatique. Le guide ralentit, le musée n’était plus très loin. Le bâtiment tout en pierres apparut au bout d’un hallier. Une allée de gravillons nous y débarqua, fourbus. Un vieil homme nous reçut. Mais je ne vis que le piano à queue et la harpe celtique.
Là, j’étais dans l’antre de l’écrivain. Il avait dû passer par là, c’était évident, y séjourner , y jouer , y trouver le sel de son inspiration. Tout s’y prêtait et je sentis les premières notes de la lettre à Élise monter du vieil instrument. D’autre part j’entendis frapper à une porte et voir se matérialiser une créature en robe ancienne. Elle montrait du doigt le piano. Je compris tout-à coup qu’elle voulait qu’on jouât pour elle le morceau tant désiré, celui du prélude mais la vision disparut tandis que j’entendais le morceau s’infiltrer dans les croisillons des poutres en bois du plafond. Je proposai qu’on relût cet extrait et ce fut un enchantement. Même Camille fut sous le charme. Des mots limpides, une atmosphère morbide, l’apparition désuète suivie en filigranes de ce craquement des métacarpes sur les touches noires achevèrent de nous liquéfier en esprits des bois et des forêts. S’il y avait une magie à réveiller dans ces sous-bois, c’était bien celle-là que Denez transportait en lui et qu’il cherchait désespérément à partager, en troubadour des temps modernes. Il le faisait avec cette ferveur démodée que le chant d’un orchestre symphonique accompagnait, tombé sous le charme de ce passeur de mots. Le roulement des percussions granitiques quand les violons des druides se mirent en mouvement laissèrent les hautbois achever leurs plaintes. Des traînées mélodiques que ramassaient les gnomes dans leurs bols de terre rouge filaient dans les forêts devant nos yeux médusés tandis que la question fusa:
– Qui attendait l’écrivain le jour où on a frappé à sa porte ?
Tous répondirent :
– Il n’attendait personne car il ne s’attendait pas qu’on frappe à sa porte.
Le guide convint que c’était une réponse astucieuse parce que si George Sand était venu le visiter pour jouer au piano un prélude de Chopin, cela relevait forcément d’un imaginaire dont on subissait en ce moment le charme ensorcelant. Cependant je répondis :
– La mort est un prélude et George Sand est venue visiter Denez pour booster son inspiration. Son texte est un conte musical à rendre fada les vouivres et laisser les trolls subjugués !
– L’écrivain Denez n’est plus là pour vous répondre mais vous avez révélé la teneur de la partition qui accompagnait le parchemin. En effet, Denez vient souvent ici mais cela fait un moment qu’on ne le voit plus. On sait qu’il est rentré au pays et qu’il pêche le gardon dans les cours d’eau. On le voit avec son chien, il fait sa promenade matinale. Il raconte d’étranges histoires, pour moi c’est un rebouteux même s’il vient de la ville. A vous de le trouver. Voici ce que je dois vous remettre.
Une missive nous fut donnée qui disait en mots sibyllins :
– Passez le pont, franchissez la rivière, vous serez de l’autre côté et là-bas vous me trouverez auprès d’une fontaine. Ne regardez pas les poissons et quand vous arriverez sur l’autre berge, vous verrez une bicoque : j’y fais souvent une retraite camping pour lever une carpe ou une ablette.
On suivit le tracé indiqué au milieu de sentiers pénibles. Le guide fit halte devant un cromlech. On s’installa autour du cercle de pierres pour nous restaurer. On vit Camille errer autour des pierres levées en cherchant la pierre qui voulut bien l’accepter mais chaque fois elle trouvait une vilaine bête ou de la boue ou une quelconque contrariété. Parmi les coéquipiers, elle avait bien quelques galants mais eux-mêmes s’étaient résignés à la laisser se dépatouiller. Galettes et pommes rouges furent appréciées, ceux qui avaient leurs propres victuailles s’empressèrent de les partager. Le guide Pierre lisait pour nous un extrait des textes de Denez. La suite ne fut qu’une longue litanie de gémissements de la part de Camille, des exclamations enthousiastes de ceux qui visionnaient et criblaient les pierres de leur appareil aux pixels redoutables, des ahanements de ceux qui commençaient à souffrir de leurs genoux. Le guide disait invariablement :
– La guérison de tous vos maux est là auprès de la fontaine. Il nous y invite pour justement connaître les merveilleux pouvoirs de son écriture.
Un rire goguenard partit d’un endroit que personne ne sut vraiment définir tout en sachant vaguement la provenance mais nous préférions montrer une indifférence pompeuse. Je fus apostrophée par un personnage qui pour moi ne pouvait sortir que d’une caverne de sortilèges. Un être très voûté, très ridé qui marchait pourtant gaillardement en cueillant des plantes. Il ramassait la mousse des rochers et je le vis en laper quelques couches filandreuses. Etait-ce l’élixir de jouvence dont on ne cesse de rechercher les composants ? Je touchais la mousse, la ramassais au creux de ma main. Personne ne savait qu’il y avait mieux que les potions à la mélisse et l’élixir à la sève de bouleau. La mousse avait des pouvoirs littéraires. Elle me donnait l’envie d’écrire et de profiter de la compagnie des plantes. Le pont était en vue. Avant de le franchir, Pierre nous rassembla et nous posa la question :
– Le pont est-il fissuré ?
Tous examinèrent le pont. On le franchit avec une curiosité de chien, chacun reniflant les recoins, cherchant du museau la position des pierres. Nous replongeâmes dans les livres. L’extrait du texte devait nous éclairer mais ce n’était qu’un extrait et quelques-uns répondirent :
– Oui, le pont était fissuré.
Mais je levai le doigt et dit timidement :
– Non, il n’était pas fissuré. Denez l’avait rêvé après une de ses balades sous un soleil trop irritant. Il avait dû avoir les neurones grillés par les rayons tapageurs et il avait cru voir des fissures et cela le poussa à rameuter les autorités. Bien mal lui en prit. On le traita de pauvre fou et l’anecdote s’acheva dans les flots ravageurs de l’onde ensorceleuse.
La fontaine, on y arrivait, cette fontaine asséchée où s’abreuvent les fées. Après la fontaine, on devait arriver à une cabane. Cela m’intriguait. Pierre nous rassembla devant la cabane :
– Avant d’y entrer, vous devez répondre d’abord à la question suivante :
" Que trouverez-vous dans cette cabane qui puisse se rapprocher de près ou de loin au texte de Denez ? " Lisez l’extrait concernant la cabane.
Les randonneurs donnèrent tous chacun une réponse différente qui allait de « une plume » à « un fusil de chasse » et à « une canne à pêche ». C’était à n’y rien comprendre mais avaient-ils bien lu le texte ? Certes c’était juste un extrait mais il était révélateur.
Pierre qui avait biffé toutes les réponses demanda la mienne.
Je ne fus pas longue à lui dire que c’était un tableau et je gagnais un point. « Le crépuscule rose » trônait en effet au-dessus d’un buffet. Derrière le tableau était collée une enveloppe. Pierre s’en saisit et l’ouvrit :
– Je ne suis pas là mais mon tableau vous mènera à la caverne des fées. Elles vous parleront de moi.
Cette fois, j’étais très intriguée. Nous l’étions tous. L’écrivain avait su nous appâter. Ce fut dans un silence religieux que nous suivîmes Pierre contournant roches et dolmens car plus on avançait plus apparaissaient les stèles, les menhirs et les dolmens. A coup sûr, on était entré dans le domaine des fées. Les flaques d’eau luisaient, les empreintes de pas s’amoncelaient, des mouvements hantaient les branches, les arbres devinrent des demeures, des porches sous lesquels se tenaient des conciliabules. On s’interrogeait sur nous, on murmurait, à quelle salaison allait-on-nous assaisonner ? On aurait aimé les écouter comme on aurait aimé les lire mais comme notre auteur avait disparu sans laisser de traces, sans rien laisser de ses écrits et de ses fulgurances, de ses avatars, on ne se souvenait là-bas que d’un jongleur de mots qui faisait son numéro sur une piste étincelante de rosée et de lucioles pour des lecteurs qui avaient applaudi et étaient repartis la tête pleine de rêves et d’images, des lecteurs charmés car les pages de ses livres s’ouvraient pour libérer des notes de musique. Il jouait de la flûte quand il s’aventurait au fond des forêts et des rivières pour faire lever les yeux des poissons et des fées. La question dernière était simple :
– Que fait l’écrivain avec ses mots ?
La réponse que firent mes co-équipiers, c’était que les mots devaient être lus d’abord puis former un tout qui passait dans les limbes de la pensée. Je répondis en lisant un extrait de texte que « l’écrivain était assis sur un tapis et qu’il jouait de son pipeau pour charmer les lecteurs qui passaient. »
Je gagnais un autre point de ce jeu qui arrivait à sa fin. Mais je restais sur ma faim quand Pierre nous remercia tous et nous offrit un livre de Gwendal Denez : « De mémoire de korrigan ». En repartant sur le chemin de ma vie, en quittant cette forêt comme on quitte un terroir illuminé, je priais « l’étranger qui saignait depuis plus de deux mille ans » de faire revenir le berger dans la ferme des humanités.
Car, disons-le, l’écrivain, nous ne l’avons pas trouvé et il est toujours porté disparu.
Ginette Flora
21 Juillet 2020
mise à jour
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