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L'empire des pierres


Ils étaient venus des îles voisines, de Sardaigne, de Corse, d’Espagne. Ils avaient  des graines, des outils  et dans leur tête d'aventurier des idées  qu’ils remuaient et broyaient comme dans une meule à pierre. Ils savaient confusément que d’autres îlots  jonchaient leur mer. Une curiosité maladive et l’appel des courants marins  les tenaient éveillés, leur regard n'était fixé que sur un point à l’horizon. Ils étaient plusieurs tribus  à se sentir oppressés par la quête spirituelle qui les tenaillait, ils sentaient qu’ils avaient besoin d’entamer une marche ensemble pour la construction de l’empire de leur pensée. Ils s’embarquèrent et découvrirent l’île. Malgré les vents et la force des vagues, ils abordèrent la côte défigurée et balafrée. Ils affrontèrent, ébahis, les falaises monstrueuses qu’ils ne trouvèrent pas hideux ni agressifs. C’étaient des adversaires rudes, entiers, blocs intouchables et  incontournables. La posture leur plut. Ils allèrent à leur rencontre.

Ils laissèrent leurs bateaux et s’enfoncèrent dans les terres. De partout, la mer était visible, la mer scintillait sous la coupole du ciel.

 

Les pierres abondaient, taillées comme des colosses. Les nuits passèrent, la mer mugissait, ils se savaient entourés non pas cernés mais embrassées, enlacés par de puissantes énergies créatrices. Ils élevèrent des colonnes, les « taulas » pour s’assurer leur protection, mirent en place des rituels au cours desquels ils honoraient la présence bienveillante de certaines créatures qui les comblèrent par des signes annonciateurs de paix.  D’obstacles, ils en connurent mais les vainquirent en renonçant aux idées qui n’aboutissaient pas et en s’acharnant à répéter les gestes qui les enracinaient. En s’enfonçant dans les sentiers, ils adoptèrent la coutume sauvage des lieux de se poser à même dans les embrasures des crevasses et les paumes nues des herbes. Ils gravirent les collines, la mer ne les quittait pas. Elle frémissait, tantôt rieuse tantôt  capricieuse  et quand le soleil la poursuivait, elle dardait ses éperons lumineux sur les crêtes où les furies des gouffres gesticulaient.

Les jours passèrent, ils empilèrent des rochers,  du bois, des troncs d’arbres provenant des vallées où une couverture forestière réunissait des espèces naines. Pins et chênes d’un vert profond avoisinaient avec des plantes plus sèches et roussies, des algues mortes échouées sur le sable. Les posidonies s’accumulaient et quelques galets énormes comme des reptiles reposaient entre les rochers.

Ils ramassèrent tout ce qu’ils pouvaient prendre et bâtirent des villages autour de forteresses, « les talayots ». Il leur fallait un temple, un lieu de sacerdoce, ils venaient avec leurs gourdes de vie et leurs rituels. Là-bas, il y avait des nuraghes, des torras. Ils refirent les mêmes édifices avec les roches et les matériaux laissés par l’érosion et les résidus des squelettes de la faune  marine.

Ils levèrent d’imposantes pierres chapeautées d’une roche horizontale, sculpture dressée comme un mât monumental  au milieu du cercle qu’ils avaient délimité pour bâtir leur village. Ils formèrent des espaces circulaires, des lieux de vie  autour de constructions qui symbolisèrent leur union, leur adhésion au groupe, leur allégeance au chef qui les conduisait non pas pour qu’un maître les dominât. Ils faisaient confiance à l’un des leurs et s’il siégeait dans la tour du guet, le talayot, c’était qu’il était aussi leur chef de guerre, celui qui veillait sur eux contre un hypothétique envahisseur. Le sang coula, ils firent des sacrifices pour s’assurer de la clémence des forces irréelles dont ils pressentaient l’obscure présence. Ils savaient qu’ils coexistaient avec d’autres ombres dont ils ne comprenaient pas le message mais qu’ils souhaitaient convaincre de leur pacifique  démarche. Le ciel était trop pur et trop sombre, le ciel prenait de la place au-dessus d’eux, c’était un firmament qui les couvrait dans un mutisme qui le rendait plus volubile. La mer était trop furibonde quand elle n’était pas étale. Des bruits, des odeurs salines, des dépôts, des ossements blanchis, ils n’étaient pas seuls. Leurs véritables compagnons furent les pierres, ils prirent à leurs fissures et leurs boursouflures la vigueur qu’ils désiraient.

Les pierres, ils les posèrent les unes au-dessus des autres sans mortier ni agent fixant. Ils levèrent des étages de roches disparates et leur travail comme celui de la mer qui cognait sur les falaises, occupa leur esprit. Ils existaient.

 

 L’île abonde en vestiges préhistoriques. En se promenant sur les sentiers dévorés de plantes coriaces comme les socarrells et les fenouils de mer, ce sont les pierres que l’on rencontre et avec les pierres, la sauvage et farouche solitude de leur isolement. Elles témoignent d’un temps qui s’écoule depuis plus de 3000 ans sans qu’aucune modification ne soit apparue et quand la mer gronde, on croit entendre des voix si lointaines qu’on se surprend à songer. Les silhouettes d’anciens ermites vacillent dans la lumière poudreuse. Comme des présences inaccessibles, elles se confondent avec la couleur anthracite  des pierres qui ne laissent pas d’interpeller par leur rusticité. C’est un regard qui sonde le visiteur à mesure qu’il s’approche des vestiges. Avec très peu d’outils en main, des blocs de pierre soupesant un temps  de maturation,  ont été soulevés et posés en équilibre sur des lignes libres de toute consolidation. Malgré tous les souffles de liberté, il y a flottant sur les masses empilées, une autre sorte de liberté, plus exigeante, plus épurée à laquelle  répond le minéral impénétrable. Elle est dans la mer bruyante comme habitée. Les voix de la mer peuvent-elles s’éteindre au moins pendant quelque secondes ?

De les prélever, de les soulever, les traîner, les ajuster,  les sacraliser, leur donner une forme précise pour bâtir et sortir heureux d’avoir bâti un écrin enfermant une pensée, a fait d'eux des hommes de foi. Le village préhistorique dégage cet aura d'intériorité. Rien de craintif, la tâche est si noble  même si elle avait paru vaine mais la difficulté résout l’incertitude. Il y a ce qui reste du monument élaboré.

 L'âpre accession à un trône définitif, figé, indestructible s’instaure. En passant la main sur la rocaille, j’en mesurai la fermeté, j’en devinai l’intention de valider une inquiétude. Des cris se nourrissent de chaque élément présent, des vies s’amoncèlent et de les savoir si proches, si rassemblées autour des graduations posées sur le sol, fait de la solitude une denrée tumultueuse. Il n’y a pas vraiment de silence ni alentour ni ailleurs. Le véritable silence, c’est celui des énergies qui s’amassent, globuleuses et fidèles et qui vont s’amplifiant, repoussant les sources vives des eaux souterraines qu’elles aident à franchir les crevasses et se montrer dans un jaillissement de clarté et de vérité.

L’haleine des vents, je la laissai m’envahir, me remplir. Il existe d’autres êtres qui connaissent la densité et le temps de soi plus qu’on ne se connaît.  De l’impérieux désir  d’aller vers cette connaissance que possède cet être  et qui nous fait défaut  est une quête  qui devient intolérable quand la proximité des pierres vous en fait voir la réalité.

 La vie clame sa présence, une voix s’infiltre partout et c’est d‘elle qu’on tire toute notre énergie. J’ai un magma bleu dans les yeux, j’ai une lave qui brûle mes flancs,  j’entends les vaques  s’affaler sur le sable et le vent accompagne chacune des  poussées d’apaisement qui me laboure les chevilles.

Est  ce  cela la véritable raison de vivre ?   

Est ce le résultat visible palpable échappé de la pensée et qui se fige, intact pour  solliciter l’intérêt de ceux  qui continuent de vivre ?

 Plantes et pierres ne subissent aucun déplacement  comme si le matériau choisi était à l’aune de leur foi en un seul lieu. L’œuvre atteint ainsi le premier instinct de l’humain,  la première  volonté, le seul désir de se fixer par delà les temps et les époques. La nudité de la pierre, le dénuement cru de l’élément naturel, l’âpreté de sa texture qui gratte la chair, tout le mobilier craque cependant d’un éclat que la lumière du ciel frappe de son coup d’éternité.

 C’est ce qui tient éveillé, attentif, présent dans un passé achevé mais si palpitant de vérité car la vérité ici se déchaîne de toute son infatigable labeur : la vérité nue sans fioriture fulgure.

La main frôle la brûlure de l’aspect coupant de la roche. Le geste fait et refait mille fois semble se réactiver. Le peuple du village a voulu se doter d’une forteresse, d’une sépulture, d’un lieu de foi et de croyances, d’un signe distinctif, d’un souhait qui les habitait, espoir ou prière, tout reste dans la sereine réalité de la roche.

Cette foi primitive martèle la pierre sur la pierre, rien ne la corrode. De tous  ceux qui sont partis ou qui sont morts, il reste les pierres comme s’ils étaient partis pour nous faire venir à eux.

En voyant les pierres d’un gris affable, en les touchant avec douceur, combien de pierres laissons-nous dans nos demeures et pour qui les laissons-nous ?

Auprès des pierres, la pensée reste intacte, simple, fidèle à celle qui a conforté les premières peuplades. Et de les voir, si hautes, si crayeuses, j’eus pendant un instant la conviction que la vie continuait avec plus de noblesse,  que le peu avec lequel on avait commencé trouvait dans les vestiges un tesson d’immortalité.     

 

Ginette Flora

Juin 2024


4 Comments


Colette Kahn
Colette Kahn
Jul 02, 2024

"Auprès des pierres, la pensée reste intacte, simple, fidèle à celle qui a conforté les premières peuplades." De ce beau texte, je retiens particulièrement cette phrase...

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Merci beaucoup, Alice.

C'est vrai qu'on est saisi par l'inaltérable beauté rude mais si fidèle des pierres .

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"L’haleine des vents, je la laissai m’envahir, me remplir"...


Magnifique, Ginette j'ai adoré ...Merci .,, je me suis laissé "envahir"❤️

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Toujours ce bruit de la mer, toujours ce vent qui tambourine, rien ne s'éteint.... je crois qu'un se laisse mener, on se laisse aimer aussi ...enfin quand on n'est pas surpris par un orage !!

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