Héloïse
- Ginette Flora Amouma
- 8 mars 2020
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 mars
Son nom n’aurait pas traversé les siècles si sa vie n’avait pas été marquée par des prises de position contrastées. Qui est cette jeune fille dont le nom circule dans le Paris des Ecoles en ces temps troubles du Moyen-Age ? Qui est-elle pour oser s’élancer sur les voies contraires à la norme convenue en s’insurgeant comme un phénomène social en pleine opposition avec les diktats impérieux d’un milieu d’hommes érudits, affairés à conforter leur égotisme à grands renforts de théories ? Rien de commun avec ses semblables. Elle s’inscrit dans une ligne de conduite qui relève davantage d’une volonté de réalisation de soi, pensée ambitieuse d’un esprit bien loin de servir une vocation religieuse. Elle s’apparente davantage à une bête de scène, perturbant le déroulement de l’ordre établi, dérangeant le système phallocrate ancré dans les mœurs, jetant la confusion dans les mentalités jusque-là ignorantes du désir charnel féminin.
Qui est cette femme qui ose discuter de la passion amoureuse, instaure la spécificité de l’amour féminin, étale sans pudeur son expérience personnelle dans une correspondance où elle s’étend sur le sujet ? C’est la première fois qu’une femme en parle avec autant de liberté. C’est là une révolution dans les mœurs de cet âge médiéval où la « chose » n’était considérée que comme « une concupiscence bestiale ».
Née d’un père qui ne la reconnaît pas, elle entre déjà dans la vie avec un handicap, celui de n’avoir pas de biens à recevoir, le sort la destinant à un mariage sans dot avec un veuf ou un homme déchu. Elle anticipe le fait qu’il lui faudrait batailler pour échapper à cette condition en choisissant de briller dans un domaine fermé aux femmes, celui de la science. Le pli est pris de toujours rester libre dans ses choix. C’est le nom de sa mère qui lui vaut son ancrage dans la haute société. Elle y trouve éducation et lettres de noblesse mais la jeune fille préfère côtoyer la jeunesse estudiantine qui s’émancipe. Elle vit au presbytère de son oncle qui l’inscrit aux arts libéraux, première femme à y être acceptée. Elle a très vite accès aux études des lettres gréco-latines, aux sciences des écoles, aux mathématiques et à la rhétorique poussant même jusqu’à se remplir de philosophie dans un milieu où les femmes n’avaient tout au plus le droit que de s’adonner à la musique.
Elle est ainsi propulsée sur le devant de la scène, considérée comme une femme savante, femme de lettres, et fait très rare, elle parvient à remporter un diplôme de cet enseignement.
Elle pouvait n’être juste qu’une élève douée mais elle brille par les études, se distingue par son intelligence et l’on parle d’elle comme d’un oiseau rare, d’une femme versée dans les lettres et les arts, Paris lui faisant fête quand ses compositions poétiques étaient reprises et chantées par les joyeux drilles des rues pavées de l’île St Louis.
A l’heure où ses amies pensent à leurs noces et voient leur destin paraphé par les contrats matrimoniaux, Héloïse rencontre Abélard, un professeur de philosophie, théoricien habile dans l’art de mener des joutes oratoires éloquentes et de juguler des polémiques, maniant la rhétorique comme un fleuret aux cours qu’il donne à l’université mais c’est le cours de son destin qui va changer.
Son histoire pourrait être banale, celle d’une passion entre un précepteur et son élève. Mais rien n’est commun dans cette vie placée sous le signe des contradictions. Héloïse ne vit pas une vie ordinaire, elle est dans l’extraordinaire et toute sa vie est imprégnée de cet élément quand l’un, subjugué par l’esprit de la jeune fille, cherche à se l’attacher par la chair et que l’autre ne retient plus la passion qui la submerge au point qu’elle en sera aveuglée. C’est une situation qui va les jeter dans les affres d’une combustion charnelle et les livrer aux tumultes de l’adversité et de la douleur.
Pour Héloïse, la passion amoureuse révèle son corps de femme et elle y met tout son esprit intrigué à en disséquer les moindres spasmes comme le ferait un laborantin. Cette découverte, elle ne la cache pas, elle la divulgue. C’est ce qui fait son authenticité et son humanité.
Elle est versée dans les lettres et les arts, c’est l’élément cérébral de sa personnalité. A cela, Il faudrait ajouter l’élément passionnel, le cœur a ses raisons. Héloïse en fera les frais sa vie durant, restant attachée à son amant tout en cherchant à conserver et à imposer sa part féminine de la fusion entre deux êtres.
Est-ce de cette lutte entre ces deux éléments que découle le troisième élément qui domine sa vie et qui est celui de la volonté, conséquence de l’ambition à vouloir faire de sa vie une œuvre de créativité personnelle ? Elle n’hésite pas à prendre chaque obstacle à bras le corps, à lui trouver un angle d’attaque pour reprogrammer les situations les plus difficiles en traité de réflexion puis d’aménagement des conjonctures.
Elle est sans cesse confrontée à ces trois éléments, l’un passionnel, l’autre cérébral et le dernier implacable, celui d’une volonté affermie par l’ambition de servir son propre idéal : se réaliser par sa propre énergie en surpassant les obstacles, tel est son credo.
On retrouve ces trois éléments dans chacun des trois grands moments de sa vie. On pourrait dire en l’évoquant que c’est une femme dont le cœur est dans tous ses états et dont l’esprit ne cesse de renâcler, allant au-devant de tous ses appâts. L’histoire de sa vie telle qu’elle nous est transcrite est celle d’une jeune fille amoureuse et passionnée puis celle d’une moniale cloîtrée puis celle d’une directrice d’un ermitage qui est l’œuvre de sa vie puisque c’est la première abbaye de bénédictines vivant selon des principes nouvellement mis en place par Héloïse.
Sa pensée se précise : métamorphoser la réalité en une énergie lumineuse, rester fidèle à sa pensée avant-gardiste et mener avec ambition et détermination l’œuvre de sa vie qui est de livrer une figure intemporelle de l’identité féminine.
Et c’est dans l’art de parler avec patience qu’elle y arrive en ménageant les susceptibilités afin de pouvoir faire accréditer en douceur les nouvelles lois qu’elle préconise.
Dans les premiers temps de sa rencontre avec Abélard, la femme passionnée s’abandonne aux jouissances et aux voluptés du désir au point de se soumettre aux demandes de son amant qui la pousse à contracter un mariage secret quand leurs ébats sont découverts. Pour échapper à l’opprobre et au bannissement, il lui demande de prendre le voile dans l’abbaye d’Aubervilliers. Son cœur en sera meurtri mais elle essaie de contenir sa fureur en attendant que sonne son heure. Avec quelle intensité va-t-elle vivre cette vie brisée pour que cela résonne comme un point d’orgue au milieu des passions littéraires? C’est une passion qui va la ronger car elle obéit aux instances d’Abélard pour n’avoir pas à le heurter sachant que son cœur a déjà capitulé alors que son esprit lui fait voir la trahison de l’être aimé quand Abélard ne lui donnera plus signe de vie dix années durant. Elle transforme sa douleur et sa solitude en travaillant à s’élever davantage dans la hiérarchie des prieurés et devient abbesse de son couvent. Elle s’occupe des moniales, elle, la mère très tôt séparée de son enfant qu’elle ne verra qu’à quelques reprises.
Elle cachera la brûlure et la déchirure de sa condition d’épouse cloîtrée sous une apparence sereine. Elle reste femme entêtée dans sa tendresse y puisant l’énergie qui lui permet de se transcender.
Nul ne saura que sa passion ne s’est pas éteinte et qu’elle en ranime constamment les braises. C’est un amour intellectuel qui jette encore une fois sur sa vie les ombres paradoxales d’une passion inassouvie qui lui cause des examens de conscience. Imaginez cet état fébrile dans lequel son cœur est si souvent jeté mais qu’une apparence maîtrisée de moniale soumise ne trahit pas. Le masque ne tombera jamais.
Ce fut la première terrible épreuve à affronter quand elle accepte à contrecœur de prendre le voile sur les injonctions d’Abélard qui la fait entrer en religion pour pouvoir mener un cheminement similaire d’une vie retirée afin d’être mieux à même de mener une carrière cléricale et de cacher son humiliation. Il vient d’être châtré. Héloïse supporte la désagréable morsure de l’offense. Car Abélard reste avant tout un penseur et comme elle, il cache sous l’apparence soumise d’un sujet obéissant, l’esprit d’un insoumis. Seule la carrière l’intéresse et il a voulu d’abord s’assurer que sa femme avait bien pris le voile pour lui-même s’engager dans une abbaye et y mener une vie semée d’embûches. Tous deux ont bien des points en commun.
L’histoire ne dit pas si Héloïse lui a pardonné cette injure. Mais ne peut-on pas penser que la passion l’a aveuglée et qu’elle a dû se plier tacitement à la volonté d’Abélard sans jamais le contrarier ? Tous deux marchent sur des chemins parallèles, elle révoltée par son destin mais le couvrant sous son voile et lui, n’ayant de cesse de détrôner ses censeurs, cachant la honte d’avoir subi le châtiment suprême de la castration.
Elle étudie, prie, gémit, en maîtrisant vaillamment ses douleurs, se consacre à son sacerdoce alors qu’à peine vingt ans, elle est cloîtrée, recluse, sans pouvoir voir ni époux ni fils et sans aucune vocation religieuse. Cette vie de rigueur, elle le métamorphose en labeur. Au manque de dévotion, elle supplée l’ambition. Elle sait s’adapter aux circonstances de son destin, un autre élément qui lui permet d’échafauder sa liberté de penser. Elle transforme ce confinement de religieuse recluse en affermissant sa formation d’enseignante et devient au bout de quelques années l’abbesse du monastère d’Aubervilliers. Elle pressent déjà en elle les ferments d’une vision du monde par le regard d’une femme.
Ce moment est vécu avec autant de force morale que d’abnégation. Elle passe dix années d’activités frénétiques et d’efforts remarquables, minée par une colère qui l’exalte car elle souhaite montrer à Abélard qu’elle ne sera pas avilie par l’ordre qu’il lui a donné. Elle enseigne, gère et administre le prieuré qui lui est confié. Pourrait-on penser que le désir de sortir de l’épreuve qu’Abélard lui a soumis a aiguillonné son esprit et lui a donné l’occasion de montrer ainsi à son époux qu’il ne peut la soumettre ?
De loin, Abélard observe celle qui n’a cessé de le surprendre.
Au bout de dix années, un autre évènement survient qui relance son destin. Elle est chassée de l’abbaye qui est rétrocédée aux moines. On lui demande de partir intégrer une abbaye de moniales.
Héloïse cherche un endroit pour elle et ses religieuses et c’est à ce moment qu’Abélard, ayant eu vent de son infortune, intervient dans sa vie pour lui donner le Paraclet, un ermitage à l’abandon où tout est à rebâtir.
Le Paraclet est le troisième grand moment de sa vie. Héloïse, comblée dans sa passion, revoit ainsi Abélard en s’attachant à faire de ce domaine son œuvre. Elle y montre librement ses talents d’auto-entrepreneuse et de femme décisionnaire.
C’est un endroit fruste, sans apprêt, sur un terrain dénudé.
Encore une fois les éléments se conjuguent pour rapprocher les deux infortunés époux. Héloïse s’acharne à gérer le monastère, Abélard la visite sans jamais cesser de la conseiller. Passion et volonté de dépassement de soi font merveille. Abélard, conspué par ses détracteurs, est contraint de s’éloigner tandis qu’Héloïse gère une communauté de religieuses en créant le premier centre de musique sacrée de son temps, en développant ensuite une doctrine spécialement préconisée pour les moniales.
Ainsi commence une longue correspondance entre les époux séparés au travers de laquelle on peut cerner la personnalité exigeante d’Héloïse.
L’écriture et l’assurance d’avoir l’esprit et l’âme de son époux auprès d’elle à défaut de corps insufflent une volonté sans commune mesure à Héloïse qui fonde un ordre de bénédictines, écrivant une charte qui leur est destinée en tenant compte de leur condition de femmes.
Le Paraclet est l’œuvre de sa vie.
Abélard meurt et Héloïse obtient de ses supérieurs la permission de l’inhumer au Paraclet où repose enfin auprès d’elle celui qui n’a pas cessé de la quitter en l’épiant dans l’ombre de son attachement. Héloïse peut se rendre chaque jour sur sa tombe pour y déposer la fleur de sa passion toujours vivante, jamais renoncée : « Pardonnez-moi si j’ai aimé la créature et non le créateur ». Ils seront ainsi toujours unis par des liens invisibles mais immarcescibles.
Elle lui survit vingt années encore et meurt en précisant que son corps doit reposer auprès d’Abélard.
Au cours du dix-neuvième siècle, l’architecte Lenoir parvient à construire un mausolée n’oubliant pas d’en suggérer les trois éléments qui incarnent le destin insolite d’Abélard et d’Héloïse : il introduit l’élément tragiquement romantique des gisants couchés sur une tombe. De l’élément sacré, il en fait un mausolée néo-gothique qui entoure le tombeau comme un rideau mystique les absolvant de toute impureté. Ogives, arcs-boutants et trèfles moulurés se taillent une place de choix. Mais le troisième élément vient atténuer la splendeur de cet ornement sacral. La présence austère de la pierre tombale rappelle la sobriété d’une existence vouée à l’humilité comme si le granit brut ne cessait de montrer qu’ils avaient vécu en ce bas monde la part terrestre de leur passion.
Ces trois éléments marquent Héloïse d’une identité intemporelle et fait d’elle non pas une femme entre toutes mais une femme qui a trouvé l’unique dans les dimensions multiples de sa féminité.
L’amphithéâtre soudain sembla tétanisé par le silence qui s’abattit dans les gradins. La centaine d’étudiants inscrits au cours de Littérature Française avaient écouté leur camarade faire son exposé sur un sujet qui remontait aux temps des croisades et des cathédrales. Sur le grand tableau noir, les images visionnées défilaient, montrant la tombe des deux plus anciens locataires du cimetière du Père Lachaise. Statues grises dans les plis de leurs habits religieux, mains jointes, l’un près de l’autre, sereins et pauvres mais rayonnant dans la majesté d’un mausolée aux ogives entrelacées de trèfles, on pouvait croire que de tout temps, les deux amants franchissaient les portes de l’éternité, placés au centre d’un débordement jouissif de ciselures, aux colonnes bondissantes aiguisées de flèches trempées dans l’arsenic de la passion.
Contrastes, paradoxes, oppositions, rien ne leur aurait été épargné, même dans la mort, leur repos se couvre d’ombres et de lumière.
Ginette Flora
Mars 2020
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