Le château de Belleville
- Ginette Flora Amouma
- 12 juil. 2021
- 19 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 mars
Par l'allée principale, le château apparaît composé d'un pavillon central polygonal couvert d'une toiture d'ardoises à la Mansart. L'ensemble est prolongé de deux ailes en V, surmontées de terrasses.
A gauche de cet ensemble, on découvre la partie antérieure du bâtiment face au potager.
Un peu d'histoire
En 1634 - Gilles de Trapu achète le château ( maison et terres du fief ).
En 1751 - Un procès très long oppose les seigneurs des fiefs de Belleville et d'Armenon à propos d'une redevance " le Foy et l'hommage" que les seigneurs d'Armenon refusent de payer à Gilles de Trapu. Pour la petite histoire, au bout d'un siècle de procédure, le Parlement tranche en faveur des seigneurs d'Armenon.
La propriétaire est Dame Anne Françoise Béasse de la Brosse.
1774-1789 - Pierre Juvénal Gallois hérite de Dame Béasse de la Brosse. Un contrat est signé pour l'entretien de la couverture ardoise du château, appellation qui apparaît pour la première fois.
1789-1833 - Denise Thérèse Gallois et son époux Jacques Julien Devin de Fontenay en héritent. Le fief est protégé et sert de refuge aux proches de la famille Devin.
1833-1888 - Le château est vendu au Comte Edouard de Chambray qui achète non seulement le château mais aussi les terres alentour et construit en 1855 un corps de ferme. Puis il aménage le parc .
En 1885 - Son fils Raoul décède.
1888-1919 - L'héritier de Raoul garde la ferme et vend le château et les bois à Yvon Bosch.
Puis le château est vendu à Mademoiselle Léontine Thome qui ouvre une Ecole Agricole et ménagère.
A la mort de Léontine, la propriété devient un centre de formation pour aides ménagères, s'adaptant ainsi aux besoins de la société.
En 1968 - Une SCI Immobilière achète les terres de la ferme et construit un nouveau quartier résidentiel qui cerne le château.
En 1969 - Un village résidentiel prend forme avec ses commerces, son centre commercial, ses bureaux administratifs et ses équipements sportifs. Un vivier culturel amorce son éclosion pour donner au quartier un fonctionnement à l'américaine.
En 1976 : La commune de Gif sur Yvette rachète le château et en fait un centre culturel. Les artistes et les artisans y exposent leurs créations. Les diverses associations y enseignent musique, peinture, arts graphiques. De nombreux arts y sont représentés. Les salons reçoivent aussi divers évènements, les salles étant également proposées à la location pour des réunions d'informations ou d'évènements festifs.
Le parc étant public, on s'y promène en toute quiétude entre les arbres centenaires, les arbres odorants aux noms savants, exotiques, cédrats bleus du Maroc, cèdres de l'Himalaya sequoias, saules pleureurs, les arbres se ployant sous leurs révérences débonnaires, les chênes robur, les chênes sessiles, autant de chênes messagers des cultes druidiques.


Voici quelques extraits de mon récit " Le jardinier du parc" où j'ai mis toute l'affection que j'éprouve pour mon village, son parc, son potager, son château, ses allées et ses chênes qui forment un dôme de verdure au dessus de nos têtes quand il nous vient l'envie de nous poser sur un des bancs en bois.
Le potager est conservé et cultivé à l'identique depuis le XVIIIème siècle. Il suffit de voir le banc de pierre, fissuré par endroits pour que s'animent les dames du temps jadis quand on les imagine s'éventant de leur éventail, assises sur le banc, s'échangeant quelques astuces de jardinerie. Tomates et citrouilles, poireaux et carottes... on cuisinait les mêmes potages.
" J'essayais de surprendre le déchirement d'une viole en passant devant la cabane qui servait d'atelier aux élèves venus exercer leur fascination pour la musique baroque ."
" C'était cette symphonie que le musicien du parc avait cherché à retenir, tirant frénétiquement sur les cordes de sa viole. "
" Il y avait à suivre le lent passage du couchant qui violonnait les terres du fief porté par la Gavotte du tendre . "
" On pouvait tout imaginer de ces matins du monde ...."
Extraits de mon récit " Le jardinier du parc "
Texte intégral
Le jardinier du parc
Le banc était couvert de feuilles rousses, chaque matin j’en contemplais les couleurs chamarrées, cherchant les noms qui pouvaient convenir aux nuances de brun rouge et d’ocre brûlé. C’était le moment où le sol s’abreuvait des sons émanant des ronces, un envoûtement, un total asservissement aux cordons de la terre. Il y avait une sorte d’humidité à cette heure matinale. Une moiteur couvrait les dernières feuilles à califourchon au bord des branches, hésitantes, préférant valser encore dans les cahots de la lumière.
Je devais traverser le parc du village, un domaine protégé, tranquille, la petite verdure dont s’enorgueillissaient les promeneurs, un havre au charme désuet. Le parc avait un potager et une roseraie qui faisaient la fierté des propriétaires actuels. Depuis les temps anciens, rien n’avait changé, ni les cultures ni les diverses variétés de fleurs.
Le château s’élevait au centre d’un parvis dallé. C’était une petite gentilhommière qui avait muté au fil des siècles, de la ferme qu’elle avait été aux origines jusqu’aux temps où les différents locataires avaient successivement ajouté quelques bâtiments supplémentaires pour être ce qu’il était actuellement, un château comme disaient les villageois avec un orgueil non dissimulé et un trémolo dans la voix. On sentait qu’ils auraient tout donné pour le conserver intact, surgi des brumes du passé. Les propriétaires, devant l’émotion des villageois, avaient donc donné des indications aux jardiniers pour maintenir le potager et la roseraie en l’état tel qu’ils avaient été cultivés, en carrés espacés de sentes naturelles. Toutes les pelouses alentour étaient laissées à la contemplation des nostalgiques. Certains bâtiments étaient loués pour permettre à des associations culturelles de se livrer à leurs activités. Un accord avec la Mairie permettait aux artistes de venir donner des concerts dans les grands salons, les peintres étaient conviés pour y exposer leurs œuvres à l’occasion des festivités du printemps.
Les bancs en pierre trônaient comme des stèles fixés à des endroits qui enflammaient les imaginations, les vasques, bien que fêlées sur les bords n’avaient pas bougé et pour cacher les rides du temps sur leurs crevasses, le jardinier y faisaient écrouler des bouquets de bruyère et de lavande. Parfois des asters, des cyclamens aux feuilles marbrées d’argent s’évasaient dans leurs corolles. C’était le parloir des solitaires, on en faisait le tour pour admirer les légumes de chaque saison, on s’extasiait sur les fleurs, les roses les plus anciennes fleurissaient, celles que toutes les châtelaines avaient voulu continuer à cultiver, les roses de Damas, les roses galliques et les roses aux cent feuilles.
Un étang avec un jet d’eau ajoutait sa touche de mélancolie et la mare aux canards qui bordait les flancs du parc cachait derrière ses roseaux et ses tranchées, des grenouilles, des canards colverts, des hérissons, des sauterelles. C’était leur habitacle et la joie des enfants. Autour de la mare qu’une clôture encerclait, le petit monde des habitués jetait des croûtes de pain. Et les longues minutes à regarder les oiseaux et les canards s’emparer des miettes allongeaient les premières heures d’un temps immarcescible.
Le tableau ne changeait pas, très peu de gens venaient à cette heure où les chandelles s’éteignaient pour laisser couler la lumière du matin. Seuls des joggeurs en épais survêtement que je croisais, des oreillettes fixées aux tympans, leurs Smartphones glissés dans une des languettes prévues à cet effet, se livraient à leurs petites foulées matinales. Mais moi, j’essayais de surprendre les déchirements d’une viole en passant devant la cabane qui servait d’atelier aux élèves venus exercer leur fascination pour la musique baroque.
J’aimais recueillir les notes qui s’évanouissaient autour de moi. Les chênes gonflaient leurs écorces, les fentes s’élargissaient au fil des années, le bois blanc comme une peau charnue se montrait sous la toison des feuilles. Le château émergeait de la brume. Les futaies, les taillis, le gazon diamanté de perles matinales, chatoyait. Dans la cabane qui jouxtait le sanctuaire des feuillus, une viole de gambe rendait encore un son lointain pour rappeler qu’un musicien avait hiberné longtemps sur ces terres.
Les propriétaires avaient souhaité que tout restât intact comme au temps jadis quand les fiacres dévalaient l’allée centrale pour déverser leur lot de personnages illustres.
Il ne pouvait donc pas passer inaperçu ce livre sur le banc du parc, sous les chênes près de la mare aux canards. Je retournai l’ouvrage couleur bronze à la reliure traditionnelle avec application de feuilles dorées sur le cuir. C’était un traité de jardinage de l’époque où le potager était cultivé au milieu des vasques et des bancs de pierre. Les autres bancs du parc étaient en bois de couleur fauve. Pendant que je m’absorbais dans la contemplation de cette apesanteur, le parc diffusait son aura suranné. Je comprenais pourquoi les villageois aimaient s’y rendre et faire des balades paisibles. C’était une oasis au cœur d’un village qui savait retrouver les ombres de son passé comme ce vieil homme qui s’arrêtait souvent dans le parc posant un regard passionné sur les arbres, un regard dont je compris l’intensité quand je découvris qu’il était un peintre discret et peu loquace. Il était à l’écoute du son que son pinceau pouvait ramener dans les couleurs de son travail. Etait-ce le fantôme de son épouse qu’il rejoignait dans les cavités des arbres ? Ses tableaux représentaient une femme penchée sur les racines des arbres centenaires. Je le savais car il lui arrivait d’exposer ses peintures lors des manifestations culturelles qui se déroulaient dans les ailes annexes du château. Aux dires des gens du village, il restait si discret et si peu à l’aise au milieu de ses semblables qu’il avait fallu qu’une délégation vînt l’exhorter à montrer ses œuvres. Des portraits, des dessins du parc et toujours les tableaux de la silhouette en robe longue penchée sur le tronc d’arbre, regardant l’herbe et les pommes de pin comme si elle cherchait quelque chose, abîmée dans les pleurs et les regrets.
Je laissai le livre à sa place en l’insérant dans un sachet étanche. Je me disais que le gardien de ces lieux le retrouverait quand il ferait son dernier tour de garde car le parc fermait ses grilles à dix-neuf heures. Il était habitué à trouver divers objets. Les bancs gardaient toutes les traces des passages, ils servaient ainsi à l’exposition d’objets trouvés, doudous d’enfants, rubans de fillettes, menus objets dont la perte était signalée comme un comble d’infortune.
En passant devant le carré du potager, entretenu et cultivé tel qu’il l’avait été au dix-huitième siècle, je m’arrêtai pour en observer les derniers travaux. Le jardinier ramassait les potirons, les chargeait dans une brouette. Il aimait bien parler de ses légumes. Il n’avait pas d’âge, je l’avais toujours vu, griffant et traitant les sols qu’il mélangeait avec du terreau noir. Je m’entretenais souvent avec lui, et chaque fois que je lui adressais quelques mots, j’entendais le glissement des plis des jupes de la châtelaine de jadis. Un léger froufrou s’accrochant sur les tiges qui drageonnaient.
Les tomates et les poireaux offraient un spectacle dont je ne me rassasiais jamais. Cette fois, la récolte avait déjà été faite, il restait encore quelques plants desséchés qui n’attendaient que le geste agile du jardinier qui rangeait dans des cageots de bois, les citrouilles annonçant un départ vers les cuisines où les fruits seraient transformés en diverses préparations.
La roseraie semblait sortir d’un conte de fées avec ses myriades de roses buissonnantes. Le jardinier en était fier et reproduisait les mêmes espèces suivant un croquis que les maîtres actuels du château lui avaient remis. Chaque fois que je me promenais dans le parc, j’allais visiter les roses, observer les feuilles et traquer le moindre puceron. Je connaissais à la longue les astuces qui faisaient fuir les taches rouille, l’usage du savon noir en était le secret.
Une sorte de tristesse maquillait les rides de l’homme. Il laissait aux errants de l’automne quelques potirons renversés. Il avait bien le temps de les retirer. La terre retournée, encore parcheminée de feuilles sèches, de radicules de terre, gisait comme l’entrée d’un cimetière.
– Bonjour. Vous allez bien ce matin ?
– Ma gente dame, tenez, considérez ces roses, elles ne se déclinent plus qu’au passé. Je n’en ai aucune pour vous, elles se fanent rapidement.
Le jardinier en blouson de cuir sur une vieille tenue de jean adorait me nommer ainsi. Je sentais bien qu’il aimait me taquiner. Il trouvait que j’entrais dans le paysage avec aisance Mais il ne parlait jamais des roses éternelles, celles très anciennes qui résistaient à tout, même au temps, même à l’abandon. Le jet d’eau s’était tu. On n’entendait plus son frisson. L’étang devait paresser à chuinter, soulevant des friselis à la surface. C’était cette symphonie que le musicien du parc avait cherché à retenir, tirant frénétiquement sur les cordes de sa viole. On parlait de lui comme du fantôme du parc, il en faisait partie comme les chênes et les hêtres, les châtaignes et les musaraignes.
– J’ai vu un livre oublié sur le banc près de la mare aux canards. Il est à vous ? Voulez-vous que je vous le rapporte ?
– Non, je m’en occuperai. Le temps est beau, il y a cette chaleur douce dans la pâleur des derniers rayons du soleil et la maison de retraite apprécie ce genre de météo. Les résidents viennent passer un moment près des chênes et des canards. Il est possible que l’un d’eux ait oublié son livre. Vous faites pas de bile pour ça. Je ferai un tour tout à l’heure.
Puis il se pencha dans un seau rempli de branches de magnolia.
– Tenez, en voici une branche, c’est pour vous. Elles ont bien fleuri cette saison.
Il y avait une grande sympathie dans ses yeux et dans son geste, cette gentillesse dont il me gratifiait depuis quelque temps et sans laquelle je me serais sentie désorientée et stérile. Je m’apercevais que je ne le connaissais pas, que c’était juste le jardinier du château. Nos chemins s’étaient croisés un jour, je pense, un jour de grand vent, quand des graines venues d’ailleurs étaient tombées dans ce potager probablement quand nous devisions ensemble sur le devenir des anciens plants de légumes cultivés encore à la manière de la châtelaine. Mais on n’en avait pas conscience, nos sourires étaient aussi chauds que le fumet d’une tasse de gentiane.
– Vous savez, je l’ai feuilleté. Ce n’est pas n’importe quel livre. Il vient de loin. On y parle de l’entretien de la roseraie de Madame la châtelaine.
Il me sourit. J’aimais son visage ridé, ses yeux sombres contrastant avec la bonhomie de sa présence. Ses cheveux grisonnaient, il les portait avec élégance et n’en savait rien. C’était mon regard qui voyait tout cela et lui, que voyait-il en moi ? C’était la première fois que je me posai cette question. Qu’avait-il trouvé en moi, que lui étais-je devenue pour que le temps passé à échanger quelques mots devînt un temps couvert de reliures ? Le livre parlait de l’historique du château.
Le jardinier avait-il lu dans mes yeux ma curiosité ?
– C’était juste un corps de ferme sur un fief de terres cultivables au tout début de son existence. Puis au dix-huitième siècle, une gentilhommière s’édifie avec l’ajout de bâtiments à deux étages, toute la structure se modifie au gré des fantaisies des propriétaires successifs qui lui donnèrent cette façade à la Mansart. La dernière châtelaine le surnomme le château. Les anciens bâtiments étaient bien conservés, la ferme, les bergeries, les enclos et la cabane des artistes. Quand je vous regarde avec votre panier, souvent je crois voir l’ombre de l’ancienne châtelaine qui visitait régulièrement sa roseraie. Vous avez en vous ce parfum d’antan, ce parfum à la rose si caractéristique des roses de Damas.
C’était un taiseux. Je ne l’avais jamais entendu dire plus d’un mot à la fois. Je le regardai attentivement, aujourd’hui il se lâchait, il laissait jaillir ses paroles d’une urne ébréchée. Pourquoi lirait-il des livres anciens et pourquoi moi-même souhaitais-je en connaître la raison ? Peut-être que son insondable regard aussi droit que digne m’ouvrait une page à lire. Je n’avais rien à craindre de lui et je me gourmandai de m’embarrasser de pensées fuyantes. Je repartis après l’avoir salué comme de coutume et lui aussi mais cette fois il n’ajouta pas le « Bonne journée, ma gente dame » qu’il avait coutume de faire et à laquelle je m’étais habituée.
Je continuai ma promenade quotidienne. Je devais faire mon petit tour de village dans les allées qui partent de mon quartier pour desservir le centre du village puis rejoignent la supérette en passant par les divers commerces et services. J’avais ainsi mes gerbes de fleurs, mes légumes, mes fruits et les quelques autres produits achetés selon mes envies quotidiennes. Habituellement, je terminais par la boulangerie et le buraliste.
Pour donner plus d’allant à mon parcours, je changeai l’ordre de mes passages dans les divers commerces de proximité. C’était ma bulle d’oxygène. Je me purifiai en passant devant les étals des marchés. Je longeai le bureau de poste puis j’allai chercher mon journal chez le buraliste.
Sur l’aire dallée désertée en face du bureau de presse, il y avait un banc et en passant devant, je vis le livre. Très étonnée, je fis un pas en avant mais je reculai comme apeurée. Le livre n’était pas enveloppé dans son sachet imperméable. Je l’avais bien préservé pourtant des conditions atmosphériques de cet automne en l’emballant avec précaution. Etait-ce bien le même livre ? Je finis par m’en approcher et par prendre le livre ancien, la tranche encore couverte de sa relique cuivrée. Il avait fière allure malgré sa patine désuète. Je le compulsai fébrilement, faisant claquer la garde couleur et la garde blanche. C’était bien le livre de jardinerie avec son chapitre sur l’entretien des roses, corné sur le bord. Je regardai de tous côtés mais personne ne semblait s’intéresser à moi. Je reposai le livre sur le banc et allai questionner le buraliste.
– N’auriez-vous pas oublié un de vos livres sur le banc là en face ?
Le buraliste risqua un coup d’œil et répondit :
– Non, on ne fait pas dans ce genre de livres. Il doit venir de l’un des collégiens qui ont tendance à faire des farces en ces jours d’automne. Les résidus de la nuit du trente et un Octobre ?
C’était une explication convaincante, on sortait de la Samhain, cette fête transformée en Halloween et qui faisait la joie des enfants. Beaucoup de collégiens et de lycéens prenaient l’allée centrale pour se diriger vers leurs arrêts de bus. Ils pouvaient avoir fait une plaisanterie mais le sujet du livre ne se prêtait pas du tout aux défis d’un potache. Roses Alba, Roses Bourbon, intéresseraient-elles les jeunes adolescents ? A moins que l’un d’eux n’eût un exposé à faire sur les origines du parc.
Cela m’intriguait.
Je sortis un sac plus approprié, j’y glissai le livre et le reposai sur le banc. Je partis faire mes courses et ma marche quotidienne, le cœur froissé, l’esprit chamboulé.
Je passai une mauvaise nuit où je me voyais entretenir des roses trémières avec passion, couverte d’un tablier multi-poches de jardinier. J’avais les cheveux coiffés en boucles à l’anglaise, je remontais mes robes à jupons, je portais des gants et je coupais les arbustes qui poussaient de façon sauvageonne, je m’occupais de donner un bel ordonnancement aux rosiers anciens buissonnants. Ces roses galliques, de la Belle de Crécy à la duchesse de Montebello avaient d’abondantes floraisons, une part sauvage qui faisait de mon imagination un champ de bataille. Je me réveillai en sursaut comme si je m’étais coupé au sécateur.
Le jour semblait propice à une nouvelle promenade. Pas de pluie prévue aujourd’hui. Je partis cette fois faire mes courses dans la petite supérette. Je voulais m’approvisionner en légumes et en fruits mais je trouvai que ce matin, légumes et fruits faisaient grise mine et n’avaient pas une bonne tête. Les tomates trop vertes, les courgettes fêlées, les aubergines abîmées, les pommes de terre ridées, les salades fripées, les avocats trop mûrs. Les fruits aussi ne se portaient pas bien. Les potirons, les cèpes, les poires, les pommes, les citrons, les châtaignes, misère ! Qu’avaient-ils donc ? Me gourmandaient-ils d’avoir boudé les étals du marché qui n’était plus en activité en ces jours moroses ?
En sortant, je repoussai des amas de feuilles rousses qui croustillèrent sous mes pas excédés. Je regagnai l’allée qui me conduisait chez moi en passant par la chapelle. Sur le banc public qui se trouvait sur le parvis de l’église, je vis le livre. Cette fois, une onde d’effroi me traversa l’échine.
C’était bien le même livre, seul, hors de son enveloppe bienfaitrice. Il avait bien circulé de main en main.
J’eus le courage de le glisser dans un autre sac étanche et de texture plus végétale et m’en remit à Dieu pour veiller sur lui. Les nuages s’amoncelaient et cela m’inquiétait. La nuit allait tomber sur l’inquiétant ouvrage.
Le livre semblait rentrer d’un voyage, il paraissait las d’avoir été manipulé par les mains curieuses des habitants de chaque coin du village. Je passai ma nuit à me dire que le livre avait fait un trajet, le même que le mien, du parc à la maison de presse puis à la superette puis à l’église. Il semblait vouloir me confier un insigne secret. Cela ressemblait à un défi, à celui qui saurait déchiffrer un morceau de ce parchemin confus.
Il y avait bien une présence qui cherchait à communiquer avec moi. Un prélude en sol mineur s’étirait dans ma nuit persécutée de notes assassines.
Le lendemain, je refis mon itinéraire journalier, mon tour de village. Je passai devant la mairie pour signaler aux services concernés qu’un livre circulait sur les bancs du village sans protection aucune, un livre qui semblait quémander qu’on le prît et qu’on le lût, un livre dont on ne savait rien.
La secrétaire affectée aux services municipaux délivrait des autorisations et compulsait des dossiers. Elle prit le temps toutefois d’écouter mon récit, le consigna dans un registre, promit qu’il ferait l’objet d’un débat à la prochaine séance du conseil municipal et avant de me saluer, me dit que les livres ne vagabondaient pas et qu’il était fort possible qu’une personne du village cherchait à soulever un problème débattu déjà dans l’équipe municipale. L’idée avait suscité des interrogations au sein de l’équipe et on pensait sérieusement qu’il fallait stimuler la lecture et la vie du livre en dotant le village d’une boîte à livres.
– Donc votre histoire d’un livre posé sur un banc et qui semble voyager sur les bancs du village est très intéressante.
Je rentrai chez moi, avec au fond de moi une petite musique joyeuse qui s’élevait comme si quelqu’un au loin faisait courir son archet sur les cordes d’une viole.
L’impression s’accentua quand je pris le raccourci passant par le parc pour revoir les canards. Maman cane venait de mettre au monde une dizaine de petits canetons duveteux. C’était le sujet d’émerveillement des enfants et une fête dans leur cœur. Ils ne regagnaient plus leur école sans exiger de passer par le parc où ils avaient pris l’habitude de déposer des bouts de pain, des bouts de leur goûter, les premiers cadeaux de naissance.
Je ne me rapprochai pas tout de suite du parc. Je contemplai toute son étendue depuis le grand portail en fer forgé où s’agrippait encore une cloche lourde qui me renvoyait aux temps des calèches.
J’entendais les galops des chevaux tirant des fiacres qui franchissaient l’allée centrale à grand fracas de sabots précipités. Une dame en descendait, aidée d’un homme obséquieux, tous deux vêtus de costumes d’époque, elle, en jupes longues et cols montants de dentelle et capeline et lui en chapeau melon, jaquette, lavallière et montre au gousset.
Une nuée d’enfants aux cheveux bouclés se répandaient dans le domaine comme si un goûter d’anniversaire avait été organisé.
La châtelaine ressortait ensuite de ses salons, suivie de sa camériste, se dirigeant vers le potager. Je la voyais se pencher sur les plants de tomates, devisant avec son jardinier. Un lien flottait entre eux, indéfinissable mais bien réel. Je le sentais ondoyer dans l’air comme un effluve du passé. Puis la châtelaine poursuivait sa promenade dans les sentiers, remontait s’asseoir sur le banc en se faisant porter par un crépuscule qui rougissait les faitages de la gentilhommière.
Je pouvais tout imaginer à ce moment-là car le jardinier s’empressait de parler à la châtelaine de la santé des carottes et des poireaux, je pouvais tout imaginer, de ce qui pouvait advenir entre un jardinier fidèle, attentif aux humeurs de ses légumes et une châtelaine laissée seule dans son château par un comte occupé à ses affaires parisiennes. Ici dans la campagne, il n’y avait que le vent à écouter, le chuintement de l’étang et son friselis sous les roseaux, il y avait à suivre le lent passage du couchant qui violonnait les terres du fief porté par la Gavotte du tendre.
Des fermiers s’occupaient des quelques travaux de maçonnerie. Il y avait une basse-cour, des chats et des écureuils. Les sapins et les chênes charriaient des sèves qui coulaient dans leurs branches. Le domaine entier baignait dans cette lumière floutée qui aveuglait les sens et ouvrait une brèche irréelle comme si elle m’invitait à suivre le temps dépassé. Je pouvais me livrer à toutes les conjectures. Qui connaissait les conciliabules qui avaient agité les personnages de cette époque ? On pouvait tout imaginer de ces matins du monde et je laissai si bien déambuler mes rêveries que je cherchai la cabane dans les branches du mûrier où Monsieur de Sainte-Colombe avait arrangé son atelier de musique. Il composait sur sa viole les pleurs inaltérables des âmes stoïques. Son jeu avait fait de lui le violoniste talentueux du Grand siècle.
Il y avait encore un livre. Ce n’était plus le même. C’était un autre, il n’était pas usé ni jauni. Sa couverture jaune de la nuance du papier vélin n’était pas du meilleur effet mais mon cœur fit un bond quand je m’en emparai.
Le titre « Le temps des roses ». Je le feuilletai. C’était un récit.
Sous le coup de l’émotion, je m’assis. Je regardai de tous côtés. Il n’y avait personne. Je crus apercevoir au loin, au fond du parc, une silhouette enveloppée d’une pelisse noire qui s’évanouissait dans les franges d’une brume devenue tenace.
Je mis prestement le livre dans mon panier.
Je passai une nuit agitée. C’était des confessions, le récit de la romance du jardinier et son amour platonique vouée à la châtelaine. Le récit ne disait pas si les deux personnages étaient allés au bout de leur passion car tout le propos concernait la beauté de la roseraie et de la rose unique, celle pour laquelle le jardinier passait des journées entières à entourer d’attention. Les plus beaux passages traitaient du silence recueilli du jardinier qui aimait rester auprès de la châtelaine quand il la voyait seule en ses voiles de tristesse, quand il essayait de retirer la mélancolie posée sur ses paupières.
« Que cherchait-elle dans ces moments de rêveries quand elle se laissait choir sur le banc pour laisser son regard s’égarer sur les feuillus ? »
Le jardinier lui tendait en ces instants une rose avec une infinie tendresse. Cette offrande était le sujet du livre, j’en étais émue. La rose comblait la solitude de la dame, ainsi le poids de l’absence disparaissait quand le jardinier mettait ses pas dans les siens.
En racontant diverses façons de s’occuper du domaine, en parlant de floraison et de cultures, de boutures et de désherbage, je me sentais étrangement épiée par le regard du jardinier posé intensément sur mon visage.
Qu’avait-il bien pu se passer entre les deux personnages pour que je me sente obligée le lendemain d’aller reposer le livre à l’endroit où je l’avais trouvé, sur le même banc, enveloppé d’un sachet parfumé à l’eau de rose ?
Et je revins plusieurs fois dans la journée pour traquer le livre. Qui le prenait ? Qui le déplaçait ? Qui lui vouait une telle adoration ?
Mais le livre resta toute la journée sur le banc. Je fis le tour du village à mon habitude. Le livre ne fut pas déplacé. Il restait toujours sur le banc du parc.
Le lendemain, il disparut.
J’en fus affligée à tel point que j’allais conter cette étonnante histoire à la secrétaire des services de la mairie. Elle eut l’intelligence de prendre mon récit avec grand sérieux comme si c’eût été une déposition.
– C’est donc urgent, il me semble que la question de la boîte à livres doit être mise à l’ordre du jour rapidement, j’en parle au maire et au cours de l’assemblée de ce soir, nous voterons une motion.
Le récit fut l’objet d’un article dans le bulletin d’informations du village, l’anecdote figura au centre d’une conférence qui fut donnée pour la promotion du livre qui voyage.
La boîte à livres fut votée à l’unanimité.
Le village, un jour, se réveilla avec sa boîte à livres près du parc. Chacun pouvait venir déposer ses livres, les emprunter, les lire, les feuilleter, offrir aussi ses propres livres, faire partager les rêves que peuvent procurer des lectures enrichissantes.
Mais moi, mon rêve de revoir le jardinier ne fut jamais exaucé. Mon secret espoir de retrouver ce livre ne se réalisa jamais.
Avais-je traversé les couloirs du temps ?
Le jardinier avait disparu. Un ouvrier agricole travaillait dans le potager. Il me dit que l’ancien employé avait fini son contrat et qu’on l’avait remplacé.
– Cela faisait déjà longtemps qu’il travaillait pour la châtelaine.
– Combien de temps ?
– Allez savoir ! Cette bâtisse date quand même de plus de trois siècles !
Ginette Flora
Juillet 2021
Comments