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Le mot qu'on ne prononce pas

Elle était  jeune, elle était belle, elle  avait tout pour elle, l’amour, l’aisance et elle avait la chance de parcourir le monde avec cette incroyable passion de la vie qui se lisait dans ses yeux particulièrement vifs, dans son rire qui fusait et dans son délicieux caractère  qui l’aidait à tout voir en rose. On pouvait dire qu’elle dansait sous la pluie. Rien ne la décourageait et rien ne semblait l’atteindre. Pour elle, un malheur, c’était un pied  de nez, un défi à relever, un obstacle à franchir et elle relevait le gant. C’était le moment qu’elle aimait par-dessus tout, de renverser les murailles, de brandir sa lame et de courir au combat. Le tournoi médiéval prenait tout son sens quand deux chevaux enveloppés de parures supportant des forcenés couverts de heaume et de ferraille s’embrochaient, telle était l’image qu’elle renvoyait et on savait tous comment cela se terminerait. L’adversaire devait se plier à ses caprices et lui baiser la main à la fin de l’épreuve !


Puis vint la nouvelle qui la terrassa ou du moins on la crut à terre. Car en ces temps anciens, on ne désignait pas cette maladie par son nom. C’était un mot tabou, ce sur quoi on gardait le silence. Le mot lui-même renvoyait à une pléthore de superstitions où démons et créatures impies avaient la part belle, quand ils se trémoussaient sur des bûchers qui grésillaient dans l’âcre fumée des enfers. On craignait, on fuyait ce mot comme si l’on commettait un sacrilège en le laissant vivre dans notre langage. C’était la plus funeste des croyances de sorte que je ne fus jamais informée qu’elle mourait de cette maladie tant on avait pris soin de la masquer et tant on avait fait des pieds et des mains pour que ce nom n’apparût nulle part ni dans les conversations, ni dans une quelconque ordonnance ni dans les missives que se passaient les oncologues. On lisait les noms des remèdes mais jamais les indications. Les seuls mots autorisés, c’était fièvre, malaise et bactéries internes. On se confondait en conciliabules derrière les portes. Aux encoignures des murs, on soliloquait. Quand je passais, on se taisait, on brouillait les pistes, on biaisait, un mot en devenait un autre. De quoi parlait-on finalement, je me le suis toujours demandé.


Mais la maladie était là : les cheveux tombèrent par poignées, des touffes de cheveux restaient sur l’oreiller, chaque matin fut une horreur pétrifiée. Je me souviens de  ses pleurs, de ses accès de fureur quand elle brandissait le téléphone pour appeler son médecin en hurlant : « Mes cheveux, Docteur ! Mes cheveux ! » Mais le docteur mis au parfum, esquivait ses explications et d’une voix toujours très professionnelle lui disait que ce n’était que passager et que d’autres mèches de cheveux pousseraient d’un coup sur le crâne, encore plus beaux et plus forts. Et il prenait un ton docte et confiant ne laissant rien filtrer de ce que lui-même s’acharnait à se convaincre : qu’il ne parviendrait pas à bout d’un mal irréversible. Il trouvait les mots justes pour enrayer les cris et les larmes mais au bout du compte il lui envoya son infirmière Monique qui vint chaque jour parler doucement des effets secondaires d’un médicament. Lequel ? hurlait la malade dans un geste rageur qui brisa les boîtes de médicaments restés au frais. Il fallut les cacher. L’infirmière se chargea de les apporter au compte-gouttes. Je me souviens d’avoir vu quelques comprimés gésir au-dessous du lit quand j’essayais parfois d’apporter un peu d’ordre dans une chambre chamboulée où les images saintes n’étaient plus  à l’ordre du jour. Les dieux quels qu’ils fussent avaient perdu toute influence sur leur sujet atteint d’un symptôme dont ils n’avaient jamais entendu parler.


 Elle perdit le goût des aliments et pleura devant les plats qu’on mangeait et qu’on finit par ne plus cuisiner. Il n’y eut plus rien sur la table que ce qu’elle mangeait, pain et pommes. À l’heure des repas, ceux qui venaient l’accompagner s’étaient déjà restaurés  et pouvaient l’accompagner de pain et de pommes. L’infirmière l’encouragea à choisir des mets portés par une saveur rare qu’elle composerait elle-même à mesure qu’elle apprivoiserait son goût. Mais d’autres effets surgirent. Elle eut du mal à s’endormir  et malgré les séances de lecture et les bavardages sur les souvenirs d’une vie passée à vivre l’aventure des jours heureux, la nuit nous trouva tous épuisés et hagards. Les séances de radiothérapie furent les seuls mots qui furent autorisés à être prononcés. On révisa plusieurs fois notre vocabulaire avant de formuler un mot. Les mots avaient pris une vaste place dans nos vies, les mots traçaient leur passage dans les gouttes instillées de la perfusion. Les mots gouttaient et au fur et à mesure que les jours passaient, on apprit à  tout apprivoiser. L’avait-elle compris en nous voyant si prudent, avait-elle senti que pour la première fois elle se tenait devant un adversaire impitoyable, que les armes qu’elle utilisait jusque-là avaient très peu d’impact sur lui ?

 Un changement ténu mais bien réel se forma petit à petit. On entrait dans une autre sphère. On la sentait différente. Ce fut imperceptible au début puis des détails s’imposèrent et puis tout devint clair. Elle prenait position, elle attaquait non pas dans sa forme habituelle. Elle avait trouvé une autre arme. Elle acceptait.


Ce fut le début d’une autre forme de combat. Elle apprit à danser comme elle l’avait toujours fait, elle  apprit à danser sous la pluie.

Ce fut d’abord des petits pas, elle qui s’était résignée à ne plus quitter son lit et à se plaindre de douleurs permanentes, elle apprit à se lever et entamer cette curieuse ronde  de petits pas  autour de sa chambre. Ce fut le début d’un ballet que nous regardâmes avec attention. Elle voulut faire les boutiques de coiffure et choisir elle-même ses parures et ses coiffes. Elle, naguère si portée sur l’élégance, retrouva le don de transformer le moindre bout de tissu en ornement inhabituel. Elle se réveillait chaque jour avec une nouvelle parure, elle voulut refaire sa garde-robe. Elle qui avait perdu quinze kilos, trouva un terme plus élégant pour ne jamais parler de son affaissement morphologique. Elle parla de sa ligne haute couture et fit même un jour un défilé de mode nous montrant avec quelle grâce elle avait composé un nouveau style pour sa nouvelle collection de vêtements. Puis elle s’efforça de nous accompagner au restaurant tibétain où elle nous fit découvrir le pain à la vapeur et le thé salé. Elle se composa des menus, nous découvrîmes des goûts nouveaux et savoureux, elle se lança dans l’élaboration de recettes sophistiquées en nous disant simplement qu’elle savait que les plantes lui avaient prêté main-forte.


En mourant sans savoir qu’elle mourait de cette maladie dont on ne prononce pas le mot, elle eut un faible sourire comme si la mort avait eu un regard d’admiration pour le combat qu’elle avait su mener.

     

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                       Ginette Flora

Octobre rose

 Pour sa mémoire

7 commentaires


Invité
10 oct.

Magnifique d'émotions ... si vraies si riches si bouleversantes ❤️ (viviane)

Modifié
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Merci beaucoup, Viviane.

C'est un temps que rien ne dépasse. Comme il a eu son temps de vie, il peut se loger partout et il sait nous accompagner.

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Un texte très émouvant Ginette qui ravivent des moments partagés avec un proche qui a été vaincu par cette terrible maladie. Merci pour cette compassion que tu as avec les êtres faibles et chaque personne. Avec toute ma sympatique amitié.

Belle et douce journée ma très chère amie.

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Et toi aussi ma chère Ginette. 😊😘

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Colette-Alice
08 oct.

Un immense merci, chère Ginette, pour ce texte magnifique, qui m'a bouleversée à bien des égards... ❤️

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Merci de tout coeur, chère Alice.

J'ai hésité à le poster. Octobre rose c'est short Edition qui nous demandait d'écrire un récit sur le sujet. Je n'ai pu le faire que deux fois. Je posterai le 2ème récit un peu plus tard.

Cette année, Octobre rose m'a fait remonter des souvenirs que je croyais avoir enfouis.

Mais non, tu vois, tout reste quelque part ...

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