top of page

Le ciel est rempli d'étoiles

Le jour d’après, elle se trouva engoncée dans son corps. Il lui sembla que ce corps, elle devait le soutenir, le porter comme un enfant, le nourrir.

Elle pensa à ses enfantements, aux longs mois qu’elle avait vécus dans la plénitude et dans  l’intime évolution d’un ventre qui se transformait et dont elle avait suivi les déformations boursouflées devant son psyché complice. C’était une fusion intime, son corps offrait un nid  aménagé, un confort suprême pour son enfant.

Son ventre avait repris sa place en laissant des vergetures et des stries disgracieuses qu’elle s’était efforcée de réduire au prix de maints massages et de gommages pour dissimuler le déchirement des tissus.

Elle avait souffert d’avoir enfanté, contemplé le miracle que son corps pouvait  supporter  en s’étirant comme une poche alourdie d’un corps minuscule dont le cœur battait au rythme du sien. Elle se souvenait d’avoir longuement veillé ce corps capable de prouesses dont elle n’avait pas réellement mesuré la valeur, tout occupée qu’elle était de contempler  le résultat de cette surprenante transformation.

Elle avait porté les nouveaux petits êtres à son sein débordant d’un lait  qui la faisait souffrir quand il n’était pas goulûment absorbé, un corps aux sollicitations multiples.

Sans oublier le regard de celui qui l’accompagnait de tout temps, de celui qui lui avait fait découvrir les jouissances d’un corps passionné. Ce corps, elle en avait surpris les ardeurs insoupçonnées, ce corps l’avait étonnée, elle en avait laissé échapper des cris de volupté.

Elle avait vécu les tremblements d’un corps qui avait tracé les étapes de sa vie,  il était le centre de son univers, son apparence acceptée,  découverte, rassasiée.


Pour ce corps aux labeurs quotidiens, elle avait pris toutes les précautions : elle l’avait frictionné, l’avait protégé, lavé, frotté aux essences naturelles, trouvé les gestes de réconfort pour lui redonner sa vigueur et sculpter la masse informe qu’elle serait devenue si elle n’avait constamment surveillé les effets de son acharnement. Les exercices physiques maintenaient une musculature souple et fine. Elle se disait que tout avait tourné autour de ce corps qu’elle avait adulé et qui avait toujours répondu à ses exigences. Le combat contre la déchéance, elle en connaissait les étapes rigoureuses, les souffrances successives à surmonter pour sortir plus belle et plus à même de vivre avec cette enveloppe charnelle.

Femme épanouie dans les bras d’un homme attentionné, puis mère comblée par les espérances souhaitées, sportive rompue aux exercices de flexion et de maintien, son corps, elle ne pouvait pas s’en détourner quand pour ultime dévotion, elle se  plongeait chaque soir dans un bain parfumé aux senteurs musquées de patchouli  et de lavande. Dans l’eau, son corps se prélassait, trouvait le lent repos d’un jour fécond.

 

Et puis le couperet était tombé. Son corps n’avait pas fini de l’étonner. Elle se retrouva dans un service d’oncologie avec l’âpre vérité à  braver. Le professeur du service  hospitalier lui annonça que l’ablation du sein gauche était inévitable, suite à la prolifération invasive des ganglions axillaires et lymphatiques. Elle ne s’attarda pas sur les termes savants et les explications copieuses qu’il s’efforçait de proférer d’une voix monocorde, elle lançait un regard très dur à ce corps maintes fois malmené. Dans cette lutte au corps à corps, serait-ce le dernier match ?

 

Là maintenant, elle regardait le ciel, avec dans ses mains un dossier contenant les indications de sa thérapie. Son corps avait réussi la première étape, celle de  la survie. Au combat de la maladie,  durant l’affrontement livré avec les médicaments et leurs effets nocifs sur sa peau, elle avait vu son corps se raidir et se transformer une nouvelle fois pour livrer peut-être l’ultime bataille.

Une cicatrice balafrait sa poitrine. Elle eut le geste bouleversant de la camoufler dans les plis de sa veste, dans les pans de son écharpe, de recycler également les gestes caressants, ce corps monstrueux, qu’elle ne voulait plus voir,  elle en considérait le dernier avatâr.

Cassé de tous parts,  ce corps meurtri par les aiguilles des perfusions, scarifié par les entailles des patchs, brûlé par les expositions aux ondes d’une lourde radiothérapie, ce corps, elle le redoutait. Il était devenu un étranger.


Qu’allait-il lui apporter ?


Elle regarda le ciel rempli d’étoiles scintillantes, ce n’était pas l’espoir d’un quelconque lendemain heureux qu’elle cherchait mais le signe annonciateur d’une force intérieure qui lui permettrait de faire face à ce nouveau défi : celui d’aimer un corps difforme.

Elle se mit à le dessiner ce corps, une silhouette dont elle fixa l’étrangeté : le crâne dégarni  suite aux effets de la chimiothérapie, un globe nu. Puis le torse strié de coupures, le muscle mammaire enlevé, il ne restait que la carcasse sèche, dénoyautée et recousue vaille que vaille. Elle ne se faisait pas d’illusion, l’autre muscle mammaire allait prendre le  même chemin dans quelque temps, il pendait déjà résigné à son sort. Puis elle dessina le ventre sec dont la fonction  reproductrice n’existait plus depuis l’ablation de  sa machine ovarienne. Elle griffonna deux bras squelettiques aux veines gonflées puis le croquis de ses jambes encore capables de soutenir cette silhouette torve. C’était ce qu’elle était devenue, c’était ce que les autres voyaient d’elle désormais, non plus la femme dont on vantait les cheveux d’ébène et dont les formes opulentes avaient affolé plus d’un regard mais une autre femme qui la défiait, prenait une place capitale, naissait dans l’outrance d’une adversité sans âme. 


Elle savait que la solitude allait s’emparer de son esprit, non pas cette solitude qu’on aime porter comme un manteau  de soie après l’extase du plaisir assouvi  mais  cette solitude où nul ne pénètre sans voir s’ouvrir les couloirs de la mort.

Ginette Flora

ree

 

Commentaires


bottom of page