La page du mélomane XVII - Dido's lament
- Ginette Flora Amouma

- 29 août
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 3 jours

C’est le sommet de l’unique opéra de Henry Purcell : Didon et Enée.
L’air de Didon, qui se traduit trop vite par lamentation ou par plainte est en réalité une complainte d’une terrible lucidité d’où la puissance de sa résonance.
Didon ne se plaint pas car elle sait quel est son sort.
Ce n’est pas une lamentation, c’est un chagrin intime, le sens perçant que Didon donne à sa vie, souviens-toi de moi mais oublie mon sort.
Elle ne veut pas qu’on se plaigne d’elle alors que l’effroyable intonation lente et tragique amorce son inexorable cheminement dans nos sens révulsés. Impuissants que nous sommes devant toute forme de tragédie !
Tout reste dans l’interprétation qu’en donnent les sopranos porteuses de la déclamation. Comment interpréter le déchirement d’une âme qui sait qu’elle ne peut pas survivre à la perte, à l’absence, au désespoir ?
La reine de Carthage ne peut pas s’abaisser à se plaindre, elle comprend qu’elle ne pourra pas continuer à vivre si elle ne voit plus l’éclair de son phare, elle sait d’avance que son vaisseau s’est fracassé contre les rochers et qu’elle a perdu la lumière de son destin.
Purcell organise son orchestre autour de quelques instruments : les cordes frottées, violons, alto et violoncelle pour appuyer le lamento. Un clavecin maintient l’atmosphère immobile comme si un fragment d’immortalité plane déjà sur le funeste sort.
Un ancien instrument comme le théorbe vient ajouter quelques notes furtives mais glaçantes. Toute la mélodie est construite sur une basse obstinée descendante, une basse ostinato qui est un motif rythmique répété sur une ligne mélodique.
Origines de la mélodie
Le manuscrit original est perdu. Si le texte du librettiste Nahum Tate (1652-1715) est intact, la musique est-elle restée telle que l’a composée Purcell ?
L’œuvre est brève car elle a été composée pour les interprètes amateurs d’un pensionnat de jeunes filles. Purcell s’est inspiré d’un épisode de l’Enéide de Virgile pour écrire son opéra en intégrant quelques variantes.
Il se réfère au chant IV De l’Enéide de Virgile. Le librettiste ajoute quelques éléments de sorcellerie pour replacer le drame dans son contexte carthaginois. Les phénomènes de magie ont une grande importance dans la culture populaire où les dieux interviennent et manipulent les héros. Il accentue les grondements des phénomènes surnaturels, l’orage qui s’abat porte une signification prémonitoire. C’est le signal de la fin pour Didon. Tous les indices sont porteurs de la tragédie dévastatrice qui s’annonce. Aucune place n’est donnée ni à l’espoir ni à une quelconque échappatoire ni à la clémence divine.
L’Acte 1 engage l’action et ses résultantes : Didon a recueilli Enée de retour de la guerre de Troie. Tous deux se déclarent un amour partagé.
L’Acte 2 précipite l’événement au cœur d’un dilemme. Le royaume de Didon voit d’un bon œil une union entre les deux souverains, ce qui rapprocherait les deux peuples. Mais des sorcières consumées par la jalousie envoient un faux messager à Enée le priant sur ordre de Jupiter de rentrer en Italie pour bâtir son destin. Enée doit quitter Didon.
L’Acte 3 apporte les dernières nouvelles qui prédisent la destruction de Carthage par l’armée romaine. Enée doit fuir et lever l’ancre pour rejoindre son point de chute, les dieux lui ont prédit qu’il serait à l’origine de la fondation de l’empire romain. Enée annonce son départ à Didon qui le supplie de n’en rien faire. Les supplications et les reproches de Didon désarment Enée qui malgré ses réticences, propose de rester mais Didon a compris, senti et mesuré les réserves d’Enée écartelé entre son devoir de guerrier et son amour.
Didon le repousse, le maudit et le voue aux gémonies.
Après le départ d’Enée, le lamento de Didon est déchirant. Elle expire dans les bras de sa confidente Belinda dans un dernier geste de désespoir qui prend le ciel, le temps, l’éternité à témoin.
Admirablement interprété par Janet Baker dans l’extrait ci-dessous, on peut comprendre que la voix, la posture, le regard jouent un rôle déterminant dans la traduction d’une émotion. La gestuelle de la diva anglaise est d’une prodigieuse importance. Après avoir plongé son regard dans les yeux de Belinda et l’avoir prié de se souvenir d’elle et de comprendre que son sort est funeste, elle amorce un mouvement instinctif, celui de se retourner et de lancer la dernière supplication vers ce même destin qui lui fait choisir de mettre fin à ses jours. Son regard se fixe sur le néant, un point indéterminé, éloigné … et elle s’effondre.
Rappelons que l’interprétation de Jessye Norman est un crescendo implacable de lenteur calculée pour traduire l’inflexibilité du destin.
Il appartient aux interprètes de traduire le sens du tragique. Ces deux exemples, et il y en a sûrement d’autres, dégagent une émotion extrême, une émotion à l’état pur.
Les chants désespérés sont les plus beaux
Purcell utilise le langage de la musique de son époque. Le genre baroque traduit les différentes modulations d’un sentiment d’où les répétitions des mêmes souches de mots selon le procédé du chant baroque.
C’est la répétition de la basse obstinée d’une ligne descendante : « Remember me but forget my fate. »
L’air est soutenu par les seules cordes, violon et théorbe, ce qui permet de traduire le moment absolu, l’émotion musicale au plus haut degré de perception par une économie de moyens, la brièveté des mots pour poser un univers de fatalité.
C’est à l’auditeur de comprendre, d’entrer dans les silences, de se sentir capturé, dévoré par une insoutenable émotion d’où le caractère intemporel de l’aria la plus aboutie de l’histoire de l’opéra baroque.
C’est à la fois une musique anglaise, d’influence italienne et française et qui de la synthèse des différents apports produit une musique hors du temps.
La ligne de basse répétée en soutenant les variations des parties supérieures définit le secret de cette aria.
C’est une ligne de 5 mesures. La mélodie est rendue expressive par les mots du librettiste, No trouble, Remember me. Une insistance répétée. Seuls les violons reprennent le motif répété.
Puis la voix s’éteint dans la dernière note qui semble s’éterniser et s’éloigner.
Les interprétations
Elles varient et s’adaptent car la réserve de l’écriture, la puissance du trop plein dans le peu de mots laissent une large place pour la voix, l’interprétation. C’est la seule voix qui va rendre la tonalité tragique.
Il y a eu la diva Kirsten Flagtag (1895-1962)
Ensuite en 1965, Janet Baker livre une présence scénique inoubliable quand elle regarde dans les yeux sa confidente pour expliquer le geste auquel elle va se résoudre puis quand elle se retourne pour prendre à témoin les auditeurs, les divinités du ciel, une sorte de prière vers le Très-Haut demandant qu’on comprenne son geste.
Jessye Norman choisit une autre posture. Drapée dans ses ors orientaux, en 1985, Jessye épèle de sa voix opulente dans un tempo lent, le sort qui lui est échu.
En 1998, Lynne Dawson chante l'aria à sa manière. Les modulations sont différentes.
En 2017, l'interprétation de Joyce di Donato est considérée comme la plus émouvante.
Toutes ces figures lyriques nous bouleversent. Le chant reste inoubliable par la sobriété du texte où les mots restent scandés, prononcés, articulés avec une force terrifiante : "Souviens-toi de moi mais oublie mon destin " comme si chacun de nous, est revêtu de deux peaux à jamais contradictoires, l’âme divine et l’âme venue des profondeurs de l’inconnu, d’une gesticulation humaine que nous traînons dans nos veines purulentes.
De nos jours, l’air est repris en concert.
En 1995, Linda Maguire au Royal Albert Hall
En 2003, Susan Graham livre sa prestation
En février 2025, au grand théâtre de Genève, Marie-Claude Chappuis chante l'aria.
En avril 2025, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, Adèle Charvet le reprend indiquant que le chant n'a rien perdu de son emblématique puissance lyrique.
Ginette Flora
Août 2025




Magnifique
Mais pourquoi tant de douleurs
belle découverte, Ginette ..Merci à toi et doux dimanche !❤️