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La page de Colette Alice - Une femme libre au Goulag

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                                                        Euphrosinia Kersnovskaïa

                                                   (1907 - 1994 )


Une pile de cahiers à petits carreaux, des carnets écrits à l’encre bleue. Ces milliers de pages manuscrites et illustrées appartenaient à Euphrosinia Kersnovskaïa, née en 1907 à Odessa dans une famille de la noblesse russe. Son père, un juriste, devient agriculteur en quittant la Russie pour la Bessarabie, en 1919. Il meurt en 1936, quatre ans avant l’invasion de cette région (qui fait alors partie du royaume de Roumanie) par l’Union soviétique.

 

En 1940, on vient arrêter Euphrosinia en son absence mais elle se présentera d’elle-même au KGB par défi, parce qu’elle sait qu’elle sera prise de toute façon. Elle est alors embarquée dans un camion puis dans un train de détenus où toute pudeur est forcément abolie. Des  êtres réduits à l'état de bêtes que l'on emmène vers l’est sibérien.

 

« On nous donnait à manger de plus en plus rarement, et la nourriture était de plus en plus infecte. Parfois, nous avions l’impression que l’on nous avait purement et simplement oubliés, et qu’eux-mêmes ne savaient pas où ils nous conduisaient, ni pourquoi. »
« L’arrivée au camp de rééducation par le travail a marqué l’apogée de nos humiliations. On a commencé par nous obliger à nous déshabiller complètement puis à nous faire entrer dans des cahutes en bois, sans toit. Les étoiles scintillaient au-dessus de nos têtes. 

Celle que l’on appelle par son diminutif, « Frosia », est alors assignée à la coupe du bois et soumise aux drastiques normes de production. Engoncée dans ses vêtements, dure à la tâche, le plus souvent elle se dessine (vêtements, démarche, visage) de telle façon qu’elle semble être un homme. Elle finit par fuir, seule :

 

« Devant moi la taïga, et sans doute la mort. Derrière aussi, la mort. Une mort d’esclave, une mort d’homme libre. Mon choix était fait. »

 

Quand elle est libérée en août 52, on lui intime de ne jamais évoquer ce qu’elle a vécu.

« Me taire, Mentir ? Je n’ai pas l’intention de commencer aujourd’hui », répond-elle à ses geôliers qui la laissent finalement partir avec ses cahiers. Mais où aller avec ses maigres revenus de prisonnière travailleuse ? Elle retourne alors travailler à la mine.

 

« Je jure sur la croix que tout ce qui est écrit et dessiné dans ces cahiers est la vérité, rien que la vérité ! Une vérité pareille, peut-être vaudrait-il mieux la rayer de sa mémoire. Mais que resterait-il ? Le mensonge […] Alors que vive la vérité ! » écrit-elle à sa mère, qu’elle retrouve en 1958.

Cette dernière avant de mourir, lui fait promettre de raconter son histoire. Ce que Frosia fera des années durant en écrivant une œuvre inouïe :


« Envers et contre tout »


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Un récit où le témoignage écrit cohabite avec des dessins réalisés sur des cahiers d’écolier.

« Maman ! Ma tendre vieille maman ! J’ai exaucé ton souhait. Tout ce qui est écrit ici est la vérité. Et la vérité est éternelle. Mais cette vérité est parfois terrible. » 

Écrit à l’insu des autorités, « Envers et contre tout » est le récit d’un destin hors du commun. Un témoignage fort et inspirant, l’odyssée d’une irréductible. Le récit d’un interminable voyage quotidien, à pied, de camp en camp, au hasard des circonstances et des rencontres, toutes marquées par la présence de la menace. 


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En illustrant elle-même son histoire, Euphrosinia Kersnovskaïa restitue, dans les moindres détails, les scènes dont elle a été témoin et auxquelles elle a participé. Sa destinée s’apparente à celle des plus grandes héroïnes de roman. On se demande avec stupéfaction comment autant d’épreuves et de malheurs peuvent tenir en un seul livre :  celui de toute une vie, la sienne dans l'empire soviétique, écrite et dessinée à la main. Sur chaque texte calligraphié racontant le plus souvent une multitude de saynètes vécues est illustré  par des dessins rehaussés de couleurs croquant la scène. 


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Après sa libération, elle s’installe dans le Caucase russe et rédige ses mémoires entre 1964 et 1968. Ces mémoires, illustrées de plusieurs centaines de dessins, représentent un ensemble unique retraçant la vie en Union soviétique et tout particulièrement la vie en exil forcé puis dans les camps du Goulag.


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Euphrosinia Kersnovskaïa sera réhabilitée en 1990, quatre ans avant sa mort. Ses mémoires, « Envers et contre tous »  sont d’abord publiées sous la forme de samizdat (écrits dissidents), avant de paraître dans une édition libre, puis chez l’éditeur Christian Bourgeois en 2021.

 Les chroniques de Colette Alice

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Novembre 2025


6 commentaires


Chère Alice, que de découvertes grâce à toi ! Un portrait où LIBERTE et VERITE sont intimement liés et ce, bien au-delà de la rime. Euphrosinia Kersnovskaïa, une femme debout, ENVERS et CONTRE TOUT, qui n'aura de cesse de raconter son histoire, l'HISTOIRE, en un fidèle, puissant et terrible témoignage sans la moindre concessions. Comme bien souvent après lecture de tes posts, porté par tes mots, de poursuivre les recherches sur Internet. Merci pour ce Partage qui me donne envie de partir en quête de cette Chronique illustrée. Une belle journée à toi ! ^^

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Alice
17 nov.
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Merci, cher Fred ! Ton retour sur ce texte d'une femme, que je "découvre" comme toi, me fait vraiment très plaisir et il y a encore tant de ces "héroïnes "que je ne connais pas... c'est un voyage sans fin mais passionnant ! Belle journée à toi aussi 😀

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viviane parsgehian
15 nov.

Magnifique portrait, mon Alice, un de plus, une femme superbement courageuse .. c'est tellement fort et poignant ... merci pour ce moment où tout est émouvant ...❤️

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Alice
16 nov.
En réponse à

Merci ma Brocéliande !! Cette femme m'a touchée au coeur 💘...

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Un destin poignant que tu nous dévoiles ici, Colette, les Goulags sont une terrible réalité Soviétique. Merci pour l' histoire de cette femme courageuse.

Belle soirée à toi chère Amie.

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Alice
16 nov.
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De chaleureux mercis pour ton retour, chère Nicole, et bon dimanche !

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