La page de Colette Alice - Les "Penn sardin"
- Ginette Flora Amouma

- 1 févr.
- 6 min de lecture
Les « Penn Sardin », celles qui osèrent défier leurs patrons.
Au début du XXe siècle, sur la terre des sardines, ces ouvrières bretonnes au caractère bien trempé ont osé faire grève pour défendre leurs droits et leurs conditions de travail. Ne pas accepter la misère et ne pas se résigner, telle a été la volonté de ces femmes, à juste titre, révoltées.


Les Penn Sardin dans les ateliers de conserverie de Douarnenez
Au début du XVIIe siècle en Bretagne, quand la sardine connaît un essor fulgurant grâce à une technique qui permet de la conserver plusieurs semaines, la ville de Douarnenez devient riche. Un siècle plus tard, la commune est en pleine industrialisation et les conserveries fleurissent. La région attire une population rurale, sans emploi et de nombreux ouvriers souvent peu qualifiés : une aubaine pour les patrons locaux qui recrutent à tour de bras une main-d’œuvre malléable et bon marché. Douarnenez, qui respire au rythme de l’arrivée des poissons, devient le premier port sardinier de France. Les grandes familles de Douarnenez se partagent les recettes de ce commerce très rentable de la sardine.
L’activité est en pleine croissance et le nombre d’ouvriers ne cesse d’augmenter. La plupart sont des femmes, que l’on surnomme "les Penn Sardin" : " tête de sardines " en breton, en référence à une coiffe obligatoire portée sur leurs cheveux noués.

La coiffe des Penn Sardin
Les Pen Sardin sont rémunérées au "millier de poissons travaillés". Selon leur rendement, elles sont payées entre 3 à 12 francs par semaine (l'équivalent de 12 à 47 euros aujourd'hui). Au sommet de la hiérarchie, on trouve les contremaîtresses. puis viennent les étêteuses-emboîteuses-sécheuses, les saleuses, les cuiseuses, les charoyeuses qui apportent la sardine et enfin les femmes de bouillotte qui ont tâche de surveiller le temps d’ébullition, de vérifier les boîtes de sardines puis de les essuyer. Ces tâches répétitives et épuisantes sont réalisées dans des conditions misérables et dans une ambiance olfactive mêlant poissons pourris et transpiration. Dès 10 ans, des fillettes sont priées de prendre aussi le chemin de l’usine, dans les mêmes conditions que leurs parents. Il y a aussi des femmes âgées de 80 ans qui sont employées à vérifier les boîtes de sardines puis à les essuyer. La course au rendement n’a pas de limite…. mais, malgré les circonstances, les Penn Sardin ne rechignent pas à se tuer à la tâche. Comme à la guerre, c’est en chantant à l'unisson et en se répondant d'une usine à l'autre qu’elles se donnent du courage : des cantiques, des chansons révolutionnaires et populaires, avec Luis Mariano et Tino Rossi. Quarante millions de boîtes de sardines sont produites rien que pour l'année 1900.
Tout change en 1905. Un vaste mouvement de grève émerge à Douarnenez, mené par une employée une certaine Eulalie Belbéoch (1850-1926), qui n'a pas sa langue dans sa poche ! Leur revendication ? : être rémunérées à l’heure et non plus au rendement. Commencé en janvier le conflit se prolonge jusqu'au 23 août. En effet, si les employeurs admettent que les Penn Sardin détiennent, à force de travail, une habileté et un savoir-faire hors pair, elles restent cependant les ouvrières les moins bien payées du pays. De plus l’usinier, seul maître à bord, a le pouvoir de minorer la quantité de poissons traités et donc de sous-évaluer le salaire de ses employées. Lorsque la pêche est fructueuse, celles-ci peuvent travailler jusqu’à dix-huit heures d’affilée. Les Penn Sardin obtiennent gain de cause, mais le salaire nouvellement acquis ne leur permet toujours pas de subvenir à leurs besoins : 0,80 franc de l'heure (3 euros).

1905 - les Penn Sardin font grève
Cependant, pendant une vingtaine d’années, leur salaire stagne. Pire : la nouvelle législation du travail et notamment le temps de travail de 8 heures instaurés en 1919 ne sont pas respectés par le syndicat des usiniers. Que ce soit la majoration des heures supplémentaires, le travail de nuit, normalement interdit aux femmes, ou les heures d’attente, rien n’est réalisé dans le cadre légal. La situation se détériore et, en 1924, une seconde grève se prépare menée par des ouvrières qui pour la plupart sont les descendantes des grévistes de 1905 et qui se sont forgées, dans le récit de leurs aînées, caractère frondeur. Les Penn Sardin sont environ 2000 à travailler dans les usines de Douarnenez, devenue depuis trois ans la première municipalité communiste de France. Une nouvelle fois, elles réclament un salaire décent et de meilleures conditions de travail. Un conflit, bien plus violent que le premier, émerge alors. Le patronat, protégé par l’État, veut maintenir ses ouvrières dans la misère. Du jour au lendemain, le 21 novembre, les Penn Sardin arrêtent de travailler, manifestent dans les rues de Douarnenez et résistent aux pressions des usiniers qui menacent de les renvoyer.

En novembre 1924, les Penn Sardin accompagnées de leurs enfants, des pêcheurs
et des travailleurs du bâtiment, bloquent la ville. Du jamais vu à Douarnenez !
La ville est le théâtre d’une lutte violente entre les sardinières, la police et des briseurs de grève engagés par le syndicat des usiniers. Les Penn Sardin résistent à tout : à la menace de perdre leur emploi, à la pression du patronat, à la violence des manifestations. Ces femmes se battent corps et âme pour sortir de la misère. Déterminées, elles ne cèdent pas malgré les intimidations. Elles crient haut et fort : "Pemp real a vo ! ", (cinq sous nous aurons ! ). Ce sera 1,25 franc de l’heure (5 euros). Mais si le courage et la ténacité dont elles font preuve ne font pas changer d’avis les usiniers, leur combat force toutefois l’admiration des représentants syndicaux et politiques de la France entière. Au début de l’année 1925, après plus d’un mois de confrontation, le conflit s’envenime. Le Préfet pousse deux membres du syndicat des usiniers à la démission. Mais dans la première et unique ville communiste de France, un homme soutient les grévistes : le maire Daniel le Flanchec (1). Fraîchement élu, celui-ci est en première ligne dans les manifestations pour faire entendre les voix des Penn Sardin. Embauchés par les usiniers, des briseurs de grève pénètrent dans un café où se trouve Le Flanchec et tente d'assassiner ce dernier. Touché à la gorge, le maire survit mais la tentative de meurtre accentue les tensions et l’hôtel où séjournent les briseurs de grève est saccagé. L’opinion publique commence à soutenir les Penn Sardin et la France est désormais derrière le ouvrières qui continuent à scander dans les rues du port le "Pemp real a vo !".
le 8 janvier1925, après 46 jours de grève, des accords sont signés :
- Toutes les heures de présence à l’usine sont désormais payées.
-Les Penn Sardin obtiennent un relèvement de leur salaire horaire à un franc.
- Les heures supplémentaires et les heures de nuit sont majorées de 50 %.
Toutefois on ne cherchera pas à savoir qui a armé et payé les briseurs de grève et les responsables de la tentative de meurtre ne seront pas condamnés.
Le succès de la grève assure celui de Le Flanchec, réélu aux municipales de 1925, avec sur sa liste une femme : Joséphine Pencalet (2), membre influente du comité de grève des Penn Sardin. Cette dernière, également membre de la commission d'hygiène et de la commission scolaire, participe à cinq conseils municipaux avant que sa candidature ne soit invalidée par le Conseil d’État. "Après tout, ce n'est qu'une poissonnière", disait-on dans les couloirs de la haute instance politique... comme si l'odeur de la sardine lui collait à la peau. Par ailleurs cette décision ne suscite aucune réaction de la part du parti communiste qui avait pourtant médiatisé sa candidature et son élection.
Joséphine Pencalet reviendra à sa vie d'ouvrière anonyme. Elle restera fidèle à ses convictions politiques et sociales mais, pleine d'amertume, ne votera plus, jusqu'à sa mort en 1972.
(1) Daniel Le Flanchec (1881-1944) : militant politique français. maire communiste de Douarnenez de 1924 à 1940. Déporté à la suite d'une dénonciation, il meurt à Buchenwald en mars 1944.
2) Joséphine Pencalet (1886-1972) : sardinière, femme politique, syndicaliste française. L'une des sept premières femmes élues dans un conseil municipal.
À Douarnenez, Quimper, Pluguffan, Nantes et Brest des rues qui portent son nom.
En 2019, un amphithéâtre de l'Université Rennes porte également son nom.
En 2022, la chaloupe sardinière Joséphine est baptisée en son honneur.

Une Penn Sardin témoigne :
"J'ai démarré dans une usine du port de Rosmeur en 1950, à 14 ans. J'habitais à Tréboul de l'autre côté du pont de Douarnenez. Je faisais une demi-heure de marche pour me rendre à la conserverie et autant pour revenir. Quand le temps était clément, je faisais la route en vélo. Un long chemin, surtout la nuit quand on travaillait jusqu'à une heure du matin. À l'intérieur de de la conserverie, c'était une fourmilière, chacune avait sa place. J'ai commencé comme "petite fille" : j'envoyais les boîtes vides pour que les ouvrières les remplissent [...]. Plus tard, j'ai moi-même mis les sardines en boîte. Il fallait être très minutieuses, veiller à ne pas abîmer le ventre des sardines et emboîter les poissons délicatement [...].On travaillait 12h par jour, à un rythme soutenu. On était payées à l'heure, en franc. Un petit salaire qu'on recevait à la quinzaine."
Colette Alice

Février 2025




Tu sais combien j'adore "tes" femmes en éveil de mémoire et là, c'est encore un témoignage magnifique ...Merci mon Alice ❤️
Un texte réellement intéressant, Alice ! Il nous montre à quel point les conditions de travail des "Penn Sardin" étaient difficiles et combien le patronnat était retors, injuste et méprisant. De quoi fredonner : "Ah c'que les salaires sont serrés au fond de cette boîte, chantent les Penn Sardin, chantent les Penn Sardin...!" 🎶