La folle escapade
- Ginette Flora Amouma

- 11 mai 2024
- 30 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 mars
« Aux confins des monts, par delà les mers, une contrée mystérieuse vous attend. Son passé fabuleux vous fera vivre un voyage inoubliable. »
Le dépliant publicitaire savait cibler sa clientèle ! Malgré moi, je lus tout le passage qui servait de légende à la photographie d’un paysage idyllique où la lumière du ciel et de la mer se fondait dans des paillettes aux étincelles d’or.
Prendre quelques jours de vacances tenait lieu du prodige dans ma vie de bureaucrate constamment entrecoupée de rendez-vous d’affaires. Lorsque je pouvais m’en offrir, j’étais consterné par l’incroyable diversité des propositions que le marché des vacances savait offrir à une clientèle novice et prête à succomber à toutes les tentations. Il m’arrivait parfois de me contenter d’une escapade de deux jours pour clôturer ma semaine d’un zeste de repos qui s’avérait être un surcroît de fatigue facturée à quelques euros supplémentaires pour utilisation de services non compris dans le séjour indiqué. Je rentrais toujours plus fourbu que je n’étais parti et reprenais mon travail sans avoir avalé ma dose de relaxation ni profité de ma cure de ce repos réparateur vanté par les brochures mirobolantes des agences de voyage. Le rêve, le plaisir, l’oubli de la routine ! Combien de mots déballés pour une réalité tronquée ! Moi je pensais seulement aux sommes surprenantes que j’avais dû débourser pour grappiller une infinitésimale partie de ces promesses. Je comptais tout, le prix des billets, des taxes, des pourboires, les remises octroyées, les suppléments facturés, les bons donnant droit à des services à telles heures, les tickets permettant l’entrée à certains concerts, des points à conserver, des points à ajouter, des cadeaux à retirer, des lots numérotés à saisir.
J’en oubliais beaucoup dans mes valises sachant que je n’avais pas su profiter des offres exceptionnelles, que j’avais perdu je ne savais quelle opportunité et que tout cela me laissait un goût amer dans la bouche me dessinant une ridule au coin de l’œil, un pli autour des lèvres et le sentiment de n’avoir rien vécu. Je répondais pourtant invariablement à mes collègues qui m’interrogeaient que tout avait été merveilleux. Je le disais en prenant conscience que le mot en lui-même avait perdu toute signification pour moi. Je ne ramenais aucune émotion merveilleuse ni dans mes bagages ni dans mon cœur. A bien considérer, je pensais qu’il était plus juste de dire que je ne ramenais que de la tristesse au retour de chacune de mes escapades. Je décidai de ne plus en prendre.
Je préférais subir le leitmotiv quotidien de mes journées de fonctionnaire, assis derrière son bureau à traiter maints dossiers et à recevoir maintes personnes empêtrées dans des situations administratives qui leur auraient été inextricables si je n’avais été là pour les aider avec ma science austère et rigoureuse. Je travaillais avec constance et conscience. Je pensais que de mon labeur, je tirais un certain bonheur. Certes la perfection d’un travail bien mené me satisfaisait. Je justifiais mon salaire. Mais rien de ce que je faisais ne m’exaltait.
Les affiches sur les murs vantaient les mérites des pays lointains ! Le sable était cousu d’or ! Des lames d’argent surgissaient de l’océan ! Des couples d’amoureux enlaçaient le ciel à bout de bras ! Moi, je traînais ma lassitude au bout de ma longe quotidienne. Les mélopées qui s’étiraient sur des ondes radiophoniques perpétuellement allumées ne remuaient plus en moi aucune émotion. Les musiciens sur les quais de la gare tiraient des arpèges que le vrombissement de la rame du métro écrasait aussitôt. Coincé entre un groupe de personnes, piétiné, enfoncé dans les plis des sacoches, j’entendais les projets qui s’ébauchaient autour de moi, les promesses que s’échangeaient à brûle-pourpoint les couples blottis sur les banquettes. Moi, je n’en faisais plus à force de décider pour les autres et de résoudre les problèmes qu’on me soumettait. Et que dire de ce qui se lisait sur les murs où de grandes lettres majuscules parlaient d’amour ? Toujours évoqué, toujours entretenu, jamais occulté ni jamais expliqué, l’amour se présentait partout sous des formes parfois étonnantes mais sous des formes toujours rappelées.
A les lire, je vieillissais de peine ; plus pesant devint mon pas, mon échine plus penchée ! Et que dire de mon regard sinon ce qu’en disaient mes collègues :
– On dirait qu’un voile gris est tiré sur ton regard !
Je voulais bien le croire. Je ne sentais plus rien que le tremblement des roues du métro sur les rails, le roulis de l’autobus que je devais prendre ensuite et comme je n’habitais pas à proximité d’un arrêt d’autobus, j’avais encore deux trottoirs à parcourir et trois rues à traverser avant de voir se profiler l’ombre de mon logement. De l’énergie, je voulais bien m’en recharger en me laissant asperger par les affiches idylliques dévoilant des kilomètres de promesses ! Mais en très petites lignes, au bas de la trame des grands panneaux, on pouvait lire le prix que de telles promesses pouvaient coûter à la masse populaire rentrant à grands pas rejoindre l’humble logis où les factures s’entassaient et qu’il fallait payer avant de voir se profiler une portion de rêve. Mon appartement était modeste, meublé avec le confort nécessaire. L’univers aseptisé des appareils ménagers et électroniques composait l’essentiel de mon espace. La cuisine et son équipement me réconfortaient et me lassaient tout à la fois et j’abandonnais le projet de me mitonner un plat élaboré de poisson frissonnant au four sous un généreux filet d’huile d’olive et d’aromates ficelés. Cela demandait trop d’énergie !
La télévision, l’ordinateur, le téléphone, l’appareil radio avec son lecteur de disques remplaçaient mes loisirs. Je n’organisais plus rien. Je ne sentais plus que le froid mordant sur mes doigts gercés et la hâte avec laquelle je me barricadais derrière ma porte, ne pensant plus qu’à me pelotonner sur un fauteuil me révélait à quel point j’avais perdu toute volonté de changer de vie. Je m’accrochais à mes repères : je me réchauffais au soleil éclatant que me renvoyait mon écran de télévision. C’était perdu dans les coussins de mon fauteuil que je regardais les informations et le bulletin météorologique puis je cherchais une émission où fixer ma pensée mais ma pensée n’avait plus d’existence. Il m’arrivait de m’endormir sur le canapé pour me réveiller le lendemain, avachi, me sentant sali par je ne savais quelle salissure, fripé, ridé, et pressé alors de camoufler l’usure de ma conscience sous un jet de douche.
Je courais ensuite à mon bureau, cellule grise où l’ordinateur trônait sur ma table avec le téléphone et l’agenda de rendez-vous qu’Ernestine, la secrétaire déposait devant moi tous les matins. Ernestine faisait aussi partie de la machinerie bien huilée dans laquelle je tournais selon le rythme qu’on m’avait imposé. Je ne voyais pas Ernestine, je la savais présente à tel instant pour me débiter les mots préparés à l’avance et appropriés qui maintenaient le contact avec la réalité. Mon véritable problème, c’était la réalité. Que signifiait la réalité ? C’était comme si mon corps, mon âme, ma conscience ne réagissaient plus, privés de toute sensation. Cette cessation d’activité de mes cinq sens était peut-être la plus douloureuse maladie qui circulait en moi. Rien ne paraissait m’émouvoir, ni m’ébranler, ni même m’interpeller. Dans mon bureau étaient accrochées sur les murs les cartes postales de mes congénères qui avaient pu approcher ce soleil dont les bienfaits étaient imprimés en trois langues.
J’avais déjà fait l’expérience d’un séjour pour désormais renoncer à cette sorte de mirage ! J’avais déjà subi tous les retards, toutes les attentes dans des salles anonymes, j’avais déjà été transformé en torches de rage devant l’impossibilité de trouver un train ou un autobus ou même une chambre d’hôtel, enfin j’avais déjà reçu tout ce qui me permettait de dire que je ne dérogeais pas à la tradition ! Mais il y avait les souvenirs ! C’était un mot qu’il a fallu éclaircir ! Le prix des souvenirs était à ajouter au montant du voyage et j’en voyais la lourde conséquence dans une valise utilisée à la conservation des trésors de voyage ! Pourquoi avais-je accumulé autant de flacons de rasage, autant d’écharpes, autant de dépliants touristiques ? Des sous-verres, des boîtes, des plateaux ciselés….A quoi consacrais-je donc ma vie ?
Se poser cette question, énoncer le problème latent m’aida à retrouver mes esprits et me redonna un regain d’espoir. Il n’y avait pas de direction dans ma vie, je ne sentais rien en moi et guerroyer pour une cause grandiose m’eût certes satisfait. A ce stade de mon raisonnement, je me rendis compte que j’étais déjà parvenu à gagner ma vie, ce qui était déjà à mon sens un exploit sachant que j’avais peiné pour me trouver une situation stable. Mais ce que je faisais avait fait de moi une momie vivante. L’exiguïté des bureaux, l’espace confiné où se serraient plusieurs confrères, les murs incroyablement gris, les volets des fenêtres jamais ouvertes, des mesquineries et des conversations qui ne s’élevaient pas plus haut que les critiques, me consternaient d’autant que je me voyais affublé des mêmes signes de la déchéance. Si c’était une confrérie, j’en faisais partie, je croupissais dans un noyau social terne, porté sur la médisance, la cruauté et la délation. A l’origine, le sentiment de l’ambition et le souci de faire carrière ainsi que de jouir d’un certain prestige social m’avaient soutenu, avaient servi de levain à la pâte dans laquelle je m’enlisais.
A ce jour, il n’y avait plus rien. Les marécages m’avaient englouti. Me sentant devenir venimeux, coléreux, grincheux, je fis de mon mieux pour sauver mon âme en voyageant de temps en temps. Après plusieurs essais maladroits et peu relaxants, je cherchais une formule neuve, non pas attrayante mais nouvelle dans sa conception qui pût sortir des sentiers battus. Il s’agissait pour moi de m'enfuir de la masse compacte des légions qui couraient sur les quais, casquées de leur boîte à musique et armées de leur téléphone portable et de fuir la rigueur des gestes quotidiens mille fois répétés avec régularité, de changer la pendule cloisonnée à des heures précises. Il s’agissait de retrouver en moi un être différent, un être que j’avais perdu, un être que je savais devoir exister au tréfonds de moi-même pour l’avoir sans cesse entendu gémir. A la harpe d’un rêve que l’on gratte, à la fureur d’une épée que l’on brandit, je me savais multipliant des vies exaltantes qu’aucune affiche prometteuse ne pouvait assouvir.
J’ouvris mon carnet de voyage pour me souvenir. Tout n’était-il voué qu’au souvenir ? Je l’emportais à chacun de mes voyages, presque fier, un vade-mecum témoin de quelque plages de délassement mais il n’y avait rien de consigné. Jamais je n’avais pu me résoudre à noter les retards, les suppléments, les services complémentaires qui affligeaient les petits et beaux moments que je me retenais d’écrire sur la page restée figée. Je l’ouvris une nouvelle fois. Je fermai les yeux et cherchai le souffle épique du rêve, la frileuse envolée d’un lyrisme qui eût secoué les voûtes d’un ciel sans cesse contemplé pour sa beauté. Je tournai les pages, les fis vibrer pour me pénétrer de leur froissement magique. Des ailes translucides, des regards plissés, des visages malicieux, des sourires édentés, des pieds déchaussés, quand tout cela a-t-il existé pour que j’en souhaite ainsi la présence avec autant d’acuité ?
Et me revoilà sur les quais de la gare. Dans cette foule ramassée en blocs de magnétite compacts et avançant à mesure que les gens se jetaient vers les rames du métro, je fus saisi par l’image d’une armée disciplinée et obéissant aveuglément aux ordres reçus. La régularité des horaires, l’ordre avec lequel chacun faisait le même geste assurait la réalisation d’un labeur quotidien au prix de la perte d’une identité propre.
Ce jour-là, je sentis remuer en moi quelque chose lorsque je croisai le regard d’une jeune femme. Ce fut juste un instant mais suffisant pour que j’y voie briller d’étranges lumières. Elles continuèrent à miroiter devant mes yeux lorsque je revins chez moi. Etait-ce le hasard ou le destin qui m’interpellait ? Le lendemain, je la revis. Son visage d’une douceur livide me paralysa. Ce sentiment, je ne l’avais pas ressenti depuis longtemps. D’ailleurs, l’avais-je seulement éprouvé une seule fois ? Je n’en savais rien. La vérité est que cet instant fut le seul où je devins quelque chose. Je me sentis renaître, je me vis moi-même comme un être tout à coup étonné.
Les jours suivants, je la vis une ou deux fois encore, toujours sur le même quai. Puis je la croisai sur les trottoirs de la rue menant à mon bureau. Des commerçants, des libraires, des boutiques jalonnaient l’avenue. La jeune femme entrait souvent dans une librairie qui avait une devanture particulière : des dépliants touristiques, des catalogues de voyage vantant les mérites d’un circuit ou d’une croisière. Ils voisinaient avec des ouvrages ésotériques évoquant les mystères de la civilisation occidentale. Par la vitrine, je la voyais penchée sur des livres, les feuilletant avec un air concentré. Elle en sortait souvent avec des volumes sous le bras. Je me décidai à pousser la porte un jour, lui emboîtant le pas et nous nous retrouvâmes devant les étagères à compulser distraitement des ouvrages, emmurés dans nos silences et dans nos regards.
– Pourrais-je vous aider dans vos recherches ? demanda subitement la vendeuse de la librairie. Vous paraissez hésiter. Le livret que vous avez dans les mains, Monsieur, est assez particulier. Il s’agit de visiter un village en Irlande, avec pour véritable bagage, une bonne dose d’énergie.
Je baissai les yeux vers ce que je tenais entre les mains. C’était une très belle jaquette représentant des maisons en pierre dans un paysage dépouillé : une terre, un ciel, des pistes caillouteuses, un paysage rude, difficile. La vendeuse poursuivait ses explications :
– C’est une sorte de circuit proposé par une équipe de bâtisseurs cherchant à préserver un patrimoine. On a besoin de bras pour reconstituer un village. Mademoiselle de Kéroué, dit-elle en se tournant vers ma mystérieuse étrangère, je pense que c’est peut-être ce qui peut vous convenir. Je n’ai pas trouvé ce que vous vouliez mais cette formule de vacances que proposent des chercheurs peut vous satisfaire, vous tenez à la main l’autre volet du projet. On cherche des artistes sachant restaurer des peintures et refaire les sculptures brisées des monastères.
Le hasard posait sa stèle dans cette pièce, identifiant les personnages, révélant nos désirs. Mademoiselle de Kéroué prit le livre, le paya à la caisse. Je la suivis pour régler le prix de mon ouvrage et nous sortîmes ensemble, un peu interdits et passablement émus :
– Je crois que nos deux destinations sont identiques. Voulez-vous que nous nous rejoignions ?
Elle eut un sourire très léger en me regardant, la tête penchée de côté. D’elle, je ne voyais que les grands yeux frémissant de lueurs lointaines. Il y avait des choses dites, des désirs fous, des silences heureux, des rêves dérobés mais il semblait bien pour moi que tout était déjà décidé. Elle donna une date de départ que j’alignai aussitôt au mieux dans mon calendrier sans me soucier de ce que je devais à mon ancienne vie.
Nous rejoignîmes l’équipe de professeurs qui organisait le circuit et nous nous retrouvâmes les soirs suivants à mettre la dernière main aux préparatifs, à suivre une formation d’histoire et de géographie. Je m’inscrivis également aux cours d’histoire de l’art que Fiona suivait avec sérieux à l’Institut des études antiques. Je vivais un tourbillon de cours, d’expositions, de conférences et de réunions. Je sentais des trémolos au fond de ma gorge, je courais, je volais, je ne sentais plus mes pieds mais seulement le battement de mystérieuses ailes qui me soulevaient quelques centimètres au-dessus du sol. Moi, Alan des quais de la ligne B, je me suis senti redevenir Alan le Detouvan.
Le vol vers l’Irlande fut sans histoire. Fiona lisait toujours, occupée à assimiler les noms de tous les sites et autres détails qu’un érudit eût aimé parcourir. A mesure que les jours passaient, je m’apercevais que Fiona se construisait un édifice intérieur. Tout ce qu’elle faisait avait une signification pour elle. Si cela restait hermétique pour moi, je comprenais qu’elle aussi cherchait à se prouver quelque chose. En la voyant évoluer, je comprenais mieux mes insatisfactions, mes tâtonnements, mes démarches vers une forme épurée d’idéal que je ne percevais pas bien encore. Mais elle était là, elle, Fiona, attentive à tout, fébrile, vibrante, en constante répétition.
Notre véritable voyage commença dans l’autobus qui nous menait au bas du petit village où nous devions nous poser pour quelques semaines. Une pluie fine alternait avec un franc soleil. Les petites bourgades que nous traversions avaient chacune un prieuré personnel, ses pierres sculptées, ses forteresses juchées sur un promontoire et ses ruines éparpillées sur la lande. Des blocs de pierre, des stèles gravées témoignaient d’une ferveur encore diffuse. Puis la lande sèche, aride, étrangement verte par endroits apparut, les pistes s’amenuisèrent, des croix de pierre surgissaient tels des phares gigantesques au détour d’un virage ou à l’entrée d’un croisement de sentiers. Nos blousons sombres nous couvraient les épaules comme des capes de guerriers et l’équipement que nous portions nous pesait de plus en plus. L’autobus nous laissa à l’arrêt d’un hameau à peine visible derrière un terrain boisé.
Ensuite une longue marche nous attendait. Mais j’avais déjà aspiré tout mon content d’oxygène. Nos haltes dans la lande piquetée d’ajoncs m’avaient permis de respirer longuement. J’apprenais à respirer. C’était un exercice exaltant, enrichissant où une force extérieure pénétrait en moi après chaque inspiration. Je prenais une goulée d’air en regardant le ciel gris bleuté. De très hautes haies, des bois touffus encerclaient un tout petit village entouré de palissades. Les huttes reconstituées avec leur toit de chaume oblique et cachant les murs enduits d’un mélange d’argile et de paille séchées semblaient sortir d’un livre d’histoire. Dagan Le Rouzic, notre professeur d’études anciennes, directeur de la mission, nous expliqua que la reconstitution permettait de conserver intact un patrimoine qui, s’il n’était pas préservé, risquait de se perdre. Il balaya de sa main fine le paysage qui nous entourait. La lande mystérieuse aux roches et aux sources cristallines me bloqua le cœur. Je sentis un chavirement. J’étais allé très loin, j’avais traversé des frontières et oublié d’ouvrir les portes les plus proches.
Dagan nous parla des circuits religieux qu’on appelle troménies et qui sont des marches reliant un enclos paroissial à un autre et dont on rentre pétri d’une grande leçon de sagesse. Là où finit la terre me grisait déjà par ses granits se jetant dans les vagues. Dagan nous avait dit que notre formation sur le terrain serait capable de nous conduire à l’extravagance ! Et de ce fait, je m’apercevais que l’Irlande de par son héritage, était plus riche et plus rude encore dans sa forme car le rituel religieux n’avait cessé de véhiculer une tonalité tribale mêlée au registre religieux traditionnel pour produire une étrange turbulence au sein de chaque cérémonie. Dagan nous déclara enfin que nous serions logés dans des familles dans le village voisin, que nous prendrions nos repas de midi sur le lieu de travail et que seuls le petit déjeuner et le dîner feraient l’objet d’une réunion avec nos hôtes dans la grande salle à manger de la ferme qui nous hébergeait.
La ferme était un ensemble de petites habitations construites autour d’une cour centrale. Le logis bénéficiait de tous les moyens d’un confort discret dissimulé derrière les poutres apparentes de la rusticité. Ainsi, toutes les pièces présentaient de très hautes cheminées au feu toujours entretenu même si des radiateurs cachaient leur opulence dans les pièces aux lourdes tentures à grands carreaux ocre. Nous fûmes reçus par les Mac Connor, gens agréables, habitués aux visiteurs férus d’histoire et qui prenaient plaisir à expliquer qu’ils descendaient d’un clan fermé aux traditions remontant à l’époque des rois d’Irlande. Je pensais surtout que le professeur Le Rouzic avait soigné chaque détail de l’expédition et qu’habiter au sein d’une ferme ancienne même équipée des dernières commodités technologiques relevait d’un dessein bien pensé.
La pénétration dans les terres irlandaises constamment humectées de pluie fine fut lente et difficile. Il pouvait pluvioter longtemps comme il pouvait faire chaud au point que des crevasses lézardaient la terre sauvage et la couvraient d’une multitude de ravines asséchées. Une tribu avait jeté son dévolu sur cette partie de la région délimitée par un étang et une futaie. Au flanc d’une colline aux crêtes déchiquetées, des ruines jaillissaient d’une lande âpre où la bruyère en bouquets mauves se disputait la place entre les ajoncs et les genêts gravissant les blocs de pierre qui cassaient le paysage. Depuis des temps lointains, ces blocs de granit témoignaient de la construction d’une enceinte.
Dagan nous partagea en trois équipes affectées à des tâches spécifiques. Je me retrouvai avec l’équipe chargée de reconstituer les huttes au toit de chaume et aux murs de branches tressées. Ces clayonnages devaient être réalisés exactement dans les mêmes matériaux et les mêmes conditions qu’à l’époque du premier millénaire avant J.C. Dans des chaudrons, nous mélangions paille et terre argileuse pour fournir un torchis, une matière visqueuse qu’on enduisait ensuite sur les murs.
Si Fiona était affectée à l’équipe de décoration, chargée de veiller sur l’exactitude des faits artistiques, son équipe devait aussi visiter les ruines d’une petite chapelle qui semblait vivre encore de ses pierres renversées. Elle devait confectionner un retable, c’est-à-dire élever un autel de pierre et reconstituer la salle unique qui, à l’époque de l’arrivée des premiers chrétiens avait permis de faire entrer de nouvelles aptitudes artistiques. Fiona travaillait sur la permanence de cette sensibilité qui, imprimée dans le dessin, la peinture et la sculpture, avait su traverser les temps. Les enluminures étaient aussi la spécialité de Fiona. Elle les étudiait avec une passion qui m’étonnait toujours. Dagan conservait un recueil aussi lourd qu’une bible qu’il voulait compléter de pages peintes comme les célèbres moines enlumineurs des temps anciens. La visite du prieuré voisin finissait souvent par un cours de dessin. Fiona et son équipe d’artistes recevaient des leçons des héritiers de l’art de l’enluminure. Fiona apprenait à dessiner et à peindre avec les matériaux de l’époque médiévale. A l’heure du déjeuner, nous échangions nos remarques.
Fiona était une métamorphose constante, tantôt passionnée, tantôt lyrique, tantôt angoissée, elle emportait avec elle les délicatesses de son art. Elle parlait peu mais quand elle parlait, elle prononçait des mots empreints d’une telle force qu’ils se gravaient en moi. Je me surprenais à les répéter lorsque, les mains dans l’argile, je façonnais la glaise qui devait faire revivre le village tout entier. Nous mangions des carottes râpées nappées avec une vinaigrette d’ail et de tomates avant de finir avec une tourte de pommes de terre aux lardons. Pommes et poires complétaient le repas essentiellement centré sur les tranches de pain de blé complet garnies de salaison. Nous buvions du vin léger. Dagan avait même voulu que les repas conservent la couleur locale et la préparation des temps anciens. Nous étions souvent repus d’une étrange satiété comme si d’avoir mangé à l’écuelle des valeureux guerriers nous réconciliait avec le monde entier.
Puis nous nous promenions dans les bois pour ramasser châtaignes et glands. Des brassées de fougères venaient compléter le feu nocturne que nous allumions parfois après le souper pour avoir le simple plaisir de regarder trembler les flammes. Comme nous ramassions beaucoup de bois mort et de branches sèches, nous faisions des bottes de feuilles mortes et d’arbustes asséchés que nous jetions dans les braises fumantes quand il fallait raviver le feu. Ces promenades après les repas nous réunissaient souvent Fiona et moi. Nous les appréciions chaque jour davantage sachant que de tels moments ne se reproduiraient plus. Personne ne pensait à la fin du voyage. Nous vivions dans une parenthèse. La densité des feuillages, les murmures de nos compagnons qui marchaient non loin, rendaient le bois plus vivant qu’un sanctuaire où se seraient rassemblés plusieurs fidèles. Nous parlions peu, nous nous renvoyions des regards furtifs, captivés par notre émotion. La magie opérait. Fiona était une incantation. Chaque jour, elle voulait s’enfoncer plus loin dans les bois. Je l’en dissuadai. Je la surprenais, plongée dans une profonde rêverie au bord d’une source au clapotis immuable. Des roches glissantes, luisantes, s’enfonçaient dans le lit mousseux de la mare qui sourdait autour des buissons fangeux. Quand je lui demandais de rebrousser chemin, elle levait vers moi un regard clair, brillant d’un éclair fugitif. Si j’en étais saisi, je m’efforçais de ne pas m’attarder au frisson qu’il produisait en moi.
Mon travail m’accaparait tant que je ne voyais pas ce qui changeait lentement autour de moi. Les jours suivants, Dagan prit l’habitude de tenir un conseil au centre du petit village où il avait érigé une tente soutenue par de lourds poteaux disposés circulairement autour de pierres posées en enfilade. Dagan rompait le silence en distribuant les tâches quotidiennes, levant la main en signe de fraternité, récitant ses versets favoris en matière de sécurité. L’un des fermiers du village où nous logions le suivait en lui servant de guide. C’était Vonig. Il s’était proposé dès le début de nous aider, dans les plus petits tracas de notre vie communautaire. On le vit davantage dans l’ombre de Dagan. Ils partaient souvent reconnaître les lieux et on les voyait ensemble penchés sur un tronc d’arbre à relever la topographie des sols dans les cartes déployées largement devant eux. Ils traçaient des plans et jetaient les bases d’un itinéraire qu’ils organisaient méticuleusement. Vonig, le soir après le repas, racontait les hauts faits des rois d’Irlande. Il savait faire jaillir les légendes et c’était comme si on entendait galoper les chevaux sur la lande, là où était bâtie la ferme, ses bâtiments extérieurs et ses chalets en bois.
– Les gens eux-mêmes donnent une histoire à la terre. Voyez-vous, la terre continue de vivre, de grandir et de mourir. On y sème le blé, on le moissonne, on le récolte, et tout recommence sans fin. Il en serait ainsi si les gens eux-mêmes n’ajoutaient pas cette pincée de poussière qui engendre une mémoire. De cette terre, tous s’en souviennent car elle a une histoire. Le roi qui régnait sur l’ensemble du village de cette région vint à chercher refuge dans ce petit village isolé de la lande. Or, cette nuit-là, un voyageur épuisé y avait demandé également refuge. Leur rencontre scella leur destin. Leurs clans ne cessèrent de guerroyer, de s’entretuer, de se régénérer de génération en génération. La légende retrace leur voyage à travers le temps car c’est une histoire qui ne se termine pas. Puis d’autres légendes se greffèrent sur les premières. On raconte que le roi fit du voyageur son chevalier et que par la suite éclata un drame. Le chevalier tomba sous le charme de la princesse, épouse du roi, et lorsque le roi s’en aperçut, il renvoya le chevalier et ordonna une mise à mort. Depuis, le fantôme du chevalier erre souvent sur les landes à la recherche de sa dame. Cette ferme s’appelle la ferme du roi. Le nom du chevalier fut banni mais la mémoire ici s’en est emparée. La terre que vous contemplez est souvent piétinée par les sabots d’un cheval portant un mystérieux chevalier. Certains paysans disent aussi qu’il vient hanter le village chaque fois qu’un événement nouveau s’y prépare.
La légende eut le don de retenir toute l'attention des convives. Chacun était suspendu aux lèvres de Vonig, soudain oppressé et alourdi par un étonnant fardeau : l’histoire !
Dagan officiait dans sa tribu avec son druide Vonig. Les guides Gurval et Peredur, du même coup, faisaient figure de fidèles écuyers. Le héros Dagan s’attribuait de plus en plus les insignes d’un chef de clan sans se rendre compte de ce qui lui arrivait. Nous étions enserrés dans les griffes d’un destin dont nous ressentions de manière implacable l’horrible morsure. Fiona et moi nous nous regardions comme emportés par la force de la légende. Je me demandais si je pouvais continuer à aimer Fiona sans me référer chaque fois à la sorcellerie des contes qui courent sur la lande. La jeune fille m’apparaissait comme une personne inaccessible, un de ces songes qui cible l’espace nocturne de sa lente mélopée. Je fus incapable de trouver le sommeil. Je me vis errer sur la lande.
La ferme était divisée en plusieurs bâtiments. Les hommes occupaient une habitation tandis que les femmes se partageaient les cellules du cloître voisin transformé en dortoir avec salles de bains attenantes. Le confort le plus élémentaire était assuré. Le gîte offrait une façade très ancienne, ayant conservé les riches sculptures et les décorations d’origine. L’intérieur avait gardé les couloirs et les dallages. Les cellules avaient été totalement tapissées et agencées pour procurer un confort appréciable. Le prix à payer tenait compte de ce confort et je n’en étais pas mécontent lorsque je rejoignais ma chambre d’hôte. Seules la lande et ses légendes n’avaient pas changé. La lande semblait heurtée par les pierres et mille empreintes de piétinements de sabots la labouraient de part et d’autre. Dans les racines de la bruyère, la lande avait dessiné son empreinte primitive. J’ai musardé dans les genêts, j’ai baguenaudé dans les ajoncs, dans les chardons j’ai flâné, farfadet frondeur, quel sentiment tentais-je de fuir ? Quelle sombre appréhension voulais-je éviter ? Je m’efforçais à la gaieté mais j’étais inquiet, encerclé par une complainte qui montait des buissons et des halliers.
Dagan était méticuleux et de plus en plus sombre. Il guerroyait avec les pierres qui hérissaient les crêtes des vallons qu’il arpentait avec ses instruments à mesurer. Chaque équipe travaillait au labeur qui lui était attribué. Il y avait ceux qui reconstituaient les fours à pain et ceux qui restauraient les anciennes forges. En plus de nos spécialités, Fiona et moi devions parcourir les bois à la recherche des endroits cultuels privilégiés par les tribus qui avaient jeté leur dévolu sur cette terre aride et difficile. La métamorphose était totale lorsqu’il pleuvait longtemps et que la terre copieusement arrosée devenait verte. Puis le vent sec se levait, rigoureux, déchirant, absorbait jusqu’à la dernière goutte d’humidité, laissant place à un paysage tourmenté, creusé de sentiers, et couvert d’herbe sèche. Fiona et moi, nous marchions dans les bois et les terrains découverts en traquant la moindre pierre des fontaines sculptées aux personnages fabuleux qui découvraient leur mousse et leurs eaux saumâtres. Fiona parlait peu. Ses yeux semblaient être taillés dans le visage comme de larges coupoles de verre. L’eau est magique. Nos mains trempaient dans l’onde comme des galets polis. Plus les jours passaient, plus nous cherchions à nous isoler. Nos absences commencèrent à se faire remarquer lorsque Dagan me réprimanda sans ambages :
– Le travail ne peut être bien fait que si les horaires sont respectés. Vous avez une heure de retard !
Dagan aimait résumer la journée en invitant ses groupes de travail à faire cercle autour d’un rocher affaissé dans l’herbe comme un animal préhistorique. Il se juchait sur ses aspérités et haranguait ses hommes. Il distribuait les remontrances, il était avare de gentillesse et ne mâchait pas ses mots. Il devint agressif. Je fus dès lors lacéré de regards haineux qui se creusaient sur mon visage comme de cuisantes estafilades. Mais j’étais moi-même éperdu d’amour pour réellement me préoccuper de ces haines. Un élixir de béatitude coulait dans mon sang. La lumière dansait. J’avais déjà jeté l’épée de la bataille. Lorsque Fiona s’appuyait sur moi, je ne voulais lui offrir que le fluide de ma passion. Nous buvions à satiété la liqueur précieuse alors que chevauchaient les soldats de la mission et caracolaient leurs montures lourdes de bombance. Le soir, nous mangions en silence. Les feux de la cheminée teintaient nos visages de reflets roux. Dagan faisait les frais de la conversation avec ses hôtes chaque fois qu’il sentait une vague oppression s’insinuer entre nous. Pourtant, je faisais de mon mieux pour le satisfaire, m’efforçant de suivre à la lettre les consignes de notre équipe.
Il me prit à part, après le repas, et siffla des mots durs qui concernaient mes promenades nocturnes et tardives avec Fiona. Nous avait-il vus nous engouffrer dans les bois sombres le soir à l’heure où même les braises se figent ? Je lui répondis de cesser de me mordre. J’étais ulcéré. Il n’avait aucun droit sur moi. Le lendemain, je terminai mon travail au montage des murs. Ma hutte prenait forme. Le four à pain était reconstitué. Les ateliers de forge et de poterie brillaient de propreté. Dagan prenait sans cesse des photographies en tournant autour de nous comme un vautour affamé. Nous avions pris l’usage local de nous habiller de chemises amples sur des pantalons usés et de nous chausser de sandales. Les jeunes femmes portaient jupes et blouses. Un soleil de plomb s’était abattu sur notre emplacement et rien ne semblait pouvoir le chasser. Un vent doux circulait lentement.
Fiona et moi, avions décidé de chercher un peu de fraîcheur dans la clairière. Nous nous arrêtions à une petite cascade qui sautillait sur les rochers. L’endroit était idyllique. Il arriva un jour que nous nous serrâmes si fort dans les bras l’un de l’autre que plus rien n’exista que le ruissèlement régulier de l’eau sur la terre. Nous nous jetâmes dans l’herbe puis dans l’eau qui reçut tous les frémissements de nos ébats. L’eau, le soleil, la lumière participèrent à l’embrasement des sens. Le silence devint palpable, suspendu à nos regards et à nos gestes. Fiona vibrait d’une passion que je ne lui soupçonnais pas. Nous fûmes transportés par d’invisibles puissances qui sourdaient de terre. La communion fut totale.
Le retour fut différent. Je me sentis étrangement épié. Ce fut une sensation qui ne me quitta plus. Nous fûmes tous deux en retard au campement. Dagan était introuvable aussi. Vonig nous regarda comme si on avait allumé la torche d’une nouvelle guerre. Il flottait un air sulfureux qui embrumait déjà nos rapports avec l’équipe. Je surpris des regards mauvais, de muets reproches, de sombres présages. La complicité des premiers jours s’altéra. Je ne parvins plus à m’intégrer totalement ni à m’investir dans mon travail même s’il était correctement rempli. Un brouillard s’installa entre mes compagnons et moi. Le soir, au dîner, on ne plaisantait plus, les sujets de conversation s’étiolaient d’eux-mêmes. Le rire, la familiarité des propos s’estompèrent progressivement jusqu’à ce qu’on n’entendit plus que le crépitement des bûches dans l’âtre. Il y avait toujours un feu puissant, flamboyant, peuplé d’ombres et de cendres. C’était si chaud, si vivant qu’un soir, l’un de nous, après l’avoir contemplé, dit :
– J’ai cru entendre un bruit !
D’un même mouvement, tous les yeux se fixèrent sur les flammes et longtemps, nous observâmes, penchés hors de table, le cœur au bord de la main, le feu se dilater, s’affaisser, se ruer, se lancer dans une gigue folle, une danse où nos sentiments gonflaient du désir de s’épancher librement. On attendait toujours Dagan. Lorsque nous fûmes couchés dans nos chambres d’hôtes, je fus réveillé par des éclats de voix. Je me levai précipitamment et sortis sans bruit en priant mon compagnon de chambre de ne point me trahir. On avait dépassé l’heure de l’extinction des feux et de la cessation des sorties. Dehors, la lune luisait, se posait bas sur les branches des arbres. Deux silhouettes bougeaient, au loin, un peu en retrait du dortoir des femmes. Je fis le tour de la ferme et m’approchai. C’était Dagan qui parlait à Fiona :
– Je ne crois pas que c’est de cette façon que tu trouveras la paix. Si tu ne l’as pas trouvée avec moi, ce garçon va juste te servir de dessert juteux !
Une flambée de mots cinglants et aigres crépita comme un choc de boucliers qui se heurtent. Fiona ne répondait pas et s’obstinait à cacher son visage derrière une écharpe dans laquelle elle s’était enveloppée toute la tête :
– Ne me fais pas suivre. C’est inutile, dit-elle enfin. Je sais me tenir. Laisse-le.
Et ces derniers mots contenaient une étrange note de supplication. Je sentais si fort les battements de mon cœur que je posai instinctivement la main sur la poitrine. Tout cela faisait un bruit d’enfer. Tout tonitruait, tout hurlait et crachait des rigoles brûlantes de lave. On pouvait se brûler les yeux à leur incandescence. Le ciel se renversait, la lune fonçait sur moi en ouvrant des brèches blafardes dans l’obscurité alentour. Un enclos d’arbres m’encerclait, me hachait menu. J’entendais craquer mes os ! J’étais aplati contre un tronc d’arbre où une fureur souterraine broyait mon squelette. Monstres et dragons avançaient vers moi leurs têtes hideuses et m’assénaient des coups de poing. Je mis longtemps à émerger du gouffre où j’avais sombré. La nuit était à nouveau immobile, pleine de sa lune blafarde, tremblotante de cette lumière diaphane qui s’étirait seule dans la pénombre. Dagan et Fiona étaient déjà partis. Quelle sorte de conversation avais-je surpris ?
Le lendemain, j’attendis que l’équipe fût éloignée pour m’entretenir avec le fermier qui nous hébergeait. Je demandais à voir le registre des réservations. L’homme fut surpris mais ouvrit le livre à la page que je souhaitais : il y avait bien inscrit Dagan Le Rouzic et à la ligne Fiona, je demandais à l’aubergiste si Mademoiselle Fiona Le Kéroué et Mr Le Rouzic avaient d’autres noms.
L’aubergiste me répondit d’un air indéchiffrable que les deux personnes en question avaient préféré s’inscrire sous leurs noms individuels et non sous leurs noms maritaux. Il s’agit en fait de Mr et Mme le Rouzic, ajouta-t-il en fermant son registre. Et ils ont voulu prendre des chambres séparées. Je parvins à me maîtriser.
– C’est la première fois qu’ils viennent ici ? demandai-je en m’efforçant de donner à ma voix un timbre de neutralité.
– Oui, dans cette région. Mais le professeur est suffisamment connu pour que ses déplacements soient toujours considérés comme un événement. Ils ont déjà beaucoup circulé.
Fiona, quelle sorcière es-tu donc ? me dis-je en moi-même en serrant les poings. Je partis sur le site archéologique en titubant. Il faisait déjà lourd. Nous avions fait du beau travail ! Tout prenait forme depuis que le toit de chaume prenait belle allure. Je traînais les lourds rondins de bois en accélérant le rythme à tel point que les autres peinaient à me suivre. A midi, nous mangeâmes en silence nos repas de salades et sandwichs, thon en sauce et pain de seigle. Les pommes ramassées dans la forêt roulaient sur la table comme de grosses pièces de monnaie. Des feuilles de lichen et de chêne couvraient la pierre qui nous servait de table et qui était érigée comme un dolmen. C’était habituellement un moment chaleureux. Les femmes aimaient nous proposer des préparations qu’elles avaient cuisinées elles-mêmes. Mais Fiona fut invisible et je m’enfermais dans un mutisme intolérable. Je ne la vis qu’à la réunion du soir. Dagan ne m’avait pas adressé la parole de la journée. Il avait dégainé son épée et se contenait de se jeter sur moi. Fiona de plus en plus ressemblait à une statue. Elle ne bougeait ni ne parlait. Les quelques regards surpris qui se posèrent sur nous me confirmèrent que le drame était sorti de sa tanière et que le chaudron de la haine bouillait sur le feu. Le brasier qui congestionnait les visages surchauffait l’atmosphère. Un lierre malsain rampait et crochetait sa vrille sur les pierres rugueuses et rêches, un lierre insidieux comme un serpent ondulait, s’élevait en plantant ses griffes dans les anfractuosités de la pierre jusqu’à supprimer la vie de l’odieux assaillant. Je devins plus tourmenté, plus hérissé et plus hanté comme jamais il ne m’était arrivé de l’être. Je sentais vibrer chaque fibre de ma peau. Nous livrions l’ultime bataille qui devait nous départager aux yeux de notre dulcinée.
Emportés par notre combat, nous ne voyions pas que Fiona s’échappait de jour en jour et ne faisait rien qui pût nous faire croire à l’un ou à l’autre la place qu’elle s’était choisie. Elle affichait une indifférence qui en engendrant chez nous une sorte de déception, aiguillonna notre haine mutuelle. Dagan et moi, Alan, nous livrions un combat sans merci fait de silences horribles, de regards meurtriers et de fuites insolentes. Mais cela ne m’empêcha pas de constamment courir vers Fiona. J’essayai, le soir venu, de l’aborder mais elle me tournait aussitôt le dos et se faufilait dans la pénombre des couloirs. D’elle, je n’avais plus que des fragments dans ma conscience. L’avais-je vraiment rencontrée ou avais-je croisé une autre femme ? Fiona était devenue si lointaine que mon cœur se craquelait en gémissant. De la femme-fée à la femme qui pourchasse, je n’arrivais plus à la situer. Elle ondulait dans ma tête tel un serpent dardant sa langue fourchue en direction de mon visage ! Dagan menait l’équipe à un rythme si effréné que le soir, nous ne pensions qu’à nous écrouler sur nos paillasses. Une léthargie constante embrumait mon esprit et je m’apercevais que mes compagnons avaient eux aussi perdu leur vitalité. Ils étaient devenus lourds, accomplissant chaque geste avec lenteur, les yeux remplis d’un curieux rêve.
La lande vit bientôt des silhouettes marcher en colonnes, refaisant les mêmes trajectoires, tournant et retraçant les mêmes cercles autour des huttes qui prenaient forme. Des chaumières reconstituées avec régularité couvraient la surface délimitée par Dagan. Une stèle en occupait désormais le centre. Et quelle stèle ! Je restai saisi par l’imposante masse en granit que Fiona avait creusé au poinçon de zébrures obliques rappelant les runes des anciens celtes. Le travail était grandiose. Par son dépouillement et son isolement, elle semblait être la demeure d’une créature. Elle était un appel, une forteresse à atteindre. J’étais sidéré par la dimension et le poids de la pierre. D’emblée, son austérité sautait aux yeux. La roche aux aspérités rugueuses, lisse par endroits, striée en d’autres, restait toujours hors d’atteinte. Était-ce message que Fiona avait voulu imprimer dans son œuvre quand elle s’était attelée à cette gigantesque tâche de redonner à la pierre son empreinte historique ? Je ne le saurai jamais.
Un jour nouveau se levait déjà ! Nous nous réunissions autour de cette grande oeuvre pour dresser l’emploi du temps du lendemain. Dagan ne faisait que passer, hachait les mots, prononçait quelques phrases coupantes et disparaissait vite dans les ténèbres de sa cambuse. J’errai dans les bois. Je m’aventurai jusqu’à la source où je m’asseyais contre des roches glissantes en pensant à la colère qui frappait la lande. J’avais tout perdu alors que j’avais à peine commencé d’entrevoir ce que le bonheur pouvait apporter de plénitude. Jamais la coupe de ma vie n’avait autant débordé de joie. Je contemplais les débris de verre d’un désastre que je ne pouvais accepter. Dagan, manifestement, ne dormait plus. Je voyais toujours une ombre bouger à travers les vitres de sa fenêtre. Parfois un visage livide, penché contre la vitre, se profilait. Un regard dur me persécutait. Je faisais tout pour l’ignorer et pour refuser d’écouter mes instincts d’animal traqué. Je cherchais à rejoindre Fiona par tous les moyens. Au milieu de son travail de copiste, dans le prieuré du village, je la suivais avec ardeur sans me soucier de ce que pouvait penser son équipe de travail.
La restauration des peintures demandait un effort de concentration tel que lorsqu’elle levait les yeux et me voyait, elle hésitait, puis hochait la tête en m’indiquant subtilement de ne pas insister. Si distante qu’elle fût, je la trouvais mystérieuse et divine, dotée de pouvoirs qui m’effrayaient et me hantaient. Je ne connus plus jamais le repos. Mon cœur lacéré gisait dans les débris du drame qui nous avait tous changés. Quand le regard de Fiona me croisait, c’était comme si le cilice de la douleur s’enfonçait d’un cran dans mes chairs tuméfiées. Fiona se raidissait dès que Dagan s’approchait d’elle et se drapait dans une dignité silencieuse. Jusqu’à la moelle de mes os, je sentais l’effroyable destin se jouer devant moi dans la monstrueuse excavation qu’était devenu le camp. Dagan avait sorti sa plus hideuse tête hérissée de cornes et de croches griffues. Une peur palpable s’étira dans l’air, accaparant les souffles de vent, les mêlant de soufre et pour la première fois, je sus à quel prix payer les affres de la jalousie. J’entrai dans l’antre de la haine la plus morbide.
Les jours qui suivirent furent terribles. J’avais l’impression de voir Dagan apparaître à tous les sentiers, à tous les pas de porte à tel point que sa silhouette se métamorphosait et ne devenait plus qu’un drapeau noir qui claque. Son visage se dilua pour ne plus être qu’un être hideux au regard lourd, aux verdicts coupants comme des lames de couteau. Je fuyais, toujours écorché par le tranchant des anathèmes. Mes blessures de plus en plus vives, saignaient jour et nuit. Je n’eus plus aucune autre pensée. Tremblant de rage, impuissant, devant une nature déchaînée qui me poursuivait, je n’avais plus en moi un seul sursaut de lucidité ou de raison pour faire face à l’étrange sort qu’on m’avait jeté. L’étau de peur qui m’enchaînait me faisait accepter les pires humiliations. Dagan multipliait les tâches les plus rudes, m’oubliait presque dans les excavations qu’il nous faisait creuser, envoyait d’autres collègues pour faire passer des nouvelles de l’équipe. On en arrivait aux injures et cela m’atteignait en plein cœur. Je n’eus pas la force de me défendre. Il déployait sur moi sa cape de mauvais augure et je me vis attaqué de toutes parts. Les coups qu’il me porta me réduisirent à m’aplatir contre un rocher, haletant d’épuisement, habité par une atroce angoisse, me cachant de mon poursuivant. Quand nous nous croisions, nous sentions monter en nous une haine qui nous étouffait. Je ne pouvais plus continuer sur cette voie.
Je décidai de voir Fiona et de régler notre affaire mais la jeune femme semblait déjà avoir mis fin à notre liaison. Fou de désir, je me donnai l’espoir de la reconquérir. J’étais parvenu à un point où je ne pouvais plus accepter de la perdre. Nous travaillions avec une sorte de frénésie coupable qui faisait pitié à voir. Un comité du service de tourisme devait passer voir le fruit de notre labeur. Nous étions fiers des petits ateliers que nous avions réussi à reconstituer à partir des documents et des renseignements que nous glanions auprès des villageois. Les fours à pain pouvaient même fonctionner. Les huttes étaient aménagées avec le souci du détail. Nous construisions des meubles en bois avec des troncs d’arbre que nous élaguions. Nos outils étaient rudimentaires. L’enceinte prenait forme. Le petit village comprenait six huttes avec leur toit de chaume, leurs murs de torchis et leur porche étroit, groupées en cercle autour d’une stèle en pierre. Les dépendances comme le four et les ateliers de forgeron complétaient l’ensemble. Quelques hautes palissades donnaient une note historique à l’ensemble. Parfois, je m’arrêtais à l’entrée du chemin caillouteux et je pleurais. C’étaient des larmes invisibles, amères, qui rendaient à mon âme cette présence que je ne lui connaissais pas.
La fin du voyage s’annonçait. Dagan reçut des visiteurs importants, satisfaits de notre travail. Ils prirent des notes dans un épais registre, félicitèrent l’équipe de Fiona. Je la revis sans croiser son regard. Le chemin du retour fut si éprouvant que je ne me souvenais plus d’avoir pris l’autobus me ramenant vers l’aéroport, puis pris un avion jusqu’à Paris, puis un autre transport jusqu’à mon domicile où je m’affalais pour dormir plusieurs heures d’affilée.
Je ne fus plus le même. Un autre être se cachait dans l’ample manteau noir qui ne me quittait plus. Une écharpe couvrait mon cou et mes épaules. Des gants et des bottes complétaient ma nouvelle apparence. Je sus que je ne pouvais plus me déplacer sans l’autre personne qui m’habitait. Je la tenais tout contre moi cette âme meurtrie. Mon voyage devint l’éternel voyage me conduisant devant l’océan comme le périple des marins naviguant vers la terre lointaine et prometteuse d’éternité. Cet Avalon promis par les dieux, je l’avais accosté. Là, j’avais éprouvé d’étranges sentiments. En regardant l’océan, et me laissant emporter par les froides rafales de vent, je me laissais pénétrer par cette recherche inexplicable et insatiable vers cette femme tant aimée, perpétuellement inaccessible et qui pourtant m’appelait. C’était un appel insoutenable qui me faisait plier au-dessus des granits roses, sur les côtes déchiquetées de cette contrée où les flots se fracassent en me racontant l’incroyable histoire des amants séparés.
Ginette Flora
Mai 2024





Qui, pareillement à Alan ne s’est pas senti un jour prisonnier de la constance de sa vie professionnelle, de cette régularité assassine qui fait de chaque temps libre, ni plus ni moins le rouage d’une routine parfaitement huilée ? Un état de fait qui pousse l’individu à perdre bien malgré lui toute notion de plaisir, la trotteuse d’une montre pour tout battement de cœur, l’esprit sans cesse assiégé par les tourments d’un labeur qui, insidieusement le pousse à optimiser chacun de ses moments. Moments dénaturés va s’en dire, sans la moindre saveur… Cette présentation du personnage central fait qu’on ne peut que comprendre encore mieux ses enjeux fondamentaux. Parfois faut-il sortir des sentiers battus et rabattus d’un tourisme racoleur pour emprunter…
Magnifique, Ginette, j'ai adoré et plus même encore ... l'Irlande est un pays qui m'enchante et là tu me l'as donné avec tes mots et ce récit superbe ! Merci et doux dimanche à toi
"C’était un appel insoutenable qui me faisait plier au-dessus des granits roses, sur les côtes déchiquetées de cette contrée où les flots se fracassent en me racontant l’incroyable histoire des amants séparés."❤️