Christine de Pisan
- Ginette Flora Amouma

- 15 janv. 2022
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 janv.

Au Moyen-Age, " a fame ne doit on apranre letres ni escrire " dit Philippe de Novare vers1265.
Les femmes n'avaient pas accès aux lettres et aux arts sauf dans les monastères et les familles cultivées des gens de lettres.
Christine de Pisan, issue de milieux aisés, grandit dans la lecture et l'écriture. Il existait une culture littéraire vibrante où les femmes étaient impliquées.
Suite à des malheurs, elle se retrouve seule avec enfants et terres familiales. Elle se met à écrire pour nourrir et faire vivre sa famille ." Seulette suis et seulette vueil être"
Elle est la première femme à publier ses écrits et à les faire connaître.



Son histoire m'a inspiré un texte qui est également publié sur ma page d'auteur chez Short Edition.
Le fief d'Amaury des Roches
Isabelle se demandait encore si Amaury avait consciemment œuvré pour échapper à un sort qui l'eût rattaché à la tenure. Il avait hésité quand elle lui avait proposé de lui concéder un fief pour le remercier des travaux qu'il avait accomplis sur le domaine. Mais Amaury savait qu'accepter, c'était signifier aussi s'acquitter de devoirs plus exigeants envers celle qui l'avait accueilli.
Isabelle se remémorait le regard dénué de faux semblant qu'il avait posé sur elle. Elle avait su à ce moment que tout était dit, qu'elle était la dame de Sa Seigneurie et qu'il ne voulait pas être son vassal.
Il était arrivé à un moment où elle reconnaissait qu'il lui était devenu presque insurmontable de gérer le domaine qui lui était échu après la mort de ses parents. Elle s'était retrouvée avec Bertille pour seule compagne, la fidèle suivante accorte qui l'entourait d'une affection inconditionnelle, attachée à tous les travaux, corvéable à merci, acceptant toutes les plus dures privations pour se charger du quotidien d'un logis et de l'entretien des dépendances. Isabelle faisait de son mieux pour superviser le rythme du partage des sols cultivés, le soin donné aux vignes et la cadence du broyage du blé dans les greniers. Pas un seul jour où les deux femmes pouvaient espérer un moment de répit, le soleil se levait toujours tôt, le travail commençait aux premiers rayons de l'aube. Elles avaient décidé de s'adjoindre les services d'un intendant, un agent qui les seconderait.
Amaury avait été surpris de voir le petit logis seigneurial en pierres, à demi caché par l'ombre d'un vieux chêne. Les plus hautes branches caressaient le rampant de la toiture, les faisceaux d'un soleil hardi s'emparaient de l'épi du faitage. Il était resté longtemps à contempler la bâtisse comme endormie dans une pénombre aspirée par une vie floutée qui venait à lui lentement à mesure qu'il s'avançait dans l'allée de terre ; un oiseau lançait quelques trilles espiègles. Puis il entrevit les contours d'une tonnelle envahie par les branches de glycine, s'accordant à veiller sur une intime histoire. Le chuintement d'une source lui parvenait, les terres où les ceps de vignes s'alignaient lui donnèrent un sentiment de plénitude.
Il revenait de contrées lointaines, il avait franchi des montagnes, avait accompagné les aventuriers du vent d'est, découvreurs d'épices et de soieries. Il ne ramenait rien, ne voulant trouver qu'un lieu où se poser et s'abandonner à la douceur d'un sol accueillant. Au détour d'un chemin forestier, la brusque apparition du logis des Hautes Roches l'avait sorti du songe qui l'engourdissait. Il réintégrait le monde agricole des temps médiévaux, les blés mûrissaient sous les mouvements insistants d'un soleil avenant. Qui pouvait bien vivre dans ce havre de paix et de tranquille assurance ?
Isabelle l'avait accueilli au logis. Amaury s'était adapté peu à peu aux habitudes de la maisonnée. Bertille avait beaucoup d'amour à donner, Amaury fut le premier à en recevoir les effets, lui qui n'avait plus ni parents ni amis pour l'entourer. Il fut attentif à toutes les marques de cette tâche du cœur. Il suivait chaque geste amorcé comme la courbe d'un travail qu'on lui enseignait. L'amour, il l'était dans le temps qu'il fallait mettre pour installer le procédé avec soin. Il en apprenait chaque étape, il en suivait le savoir-faire. Il fit honneur aux épaisses tranches de pain frottées de viande et de légumes, imprégnés d'un jus abondant. Chaque bouchée donnait à la mie parfois rance une texture plus moelleuse. Il était gavé de brouets, il emportait les pommes dans ses poches quand il se retirait dans la cabane au fond des champs.
Le soir, ils avaient pris le pli tous les trois de s'attabler dans la cuisine aux meubles rustiques. Un feu flambait de toutes ses bûches rougeoyantes, renvoyant sur leurs visages le reflet vermeil des braises. Un silence monacal les enveloppait, on entendait comme un pieux répons de la lune qui venait lorgner par la fenêtre le tableau des têtes penchées sur l'écuelle où les fèves du jardin relevaient le plat en sauce.
Amaury se souvenait de la grâce de cet instant où il l'avait vue, concentrée sur son travail dans les vignes, chaussée de bottines au laçage en croisillons. L'ourlet du bliaud, retourné, se chiffonnait dans le revers du cuir suédé. Elle avait les cheveux rassemblés dans un touret à résilles, elle ébourgeonnait, elle épamprait puis rattachait les nouveaux rameaux. Il avait surpris le regard intense qu'elle posait sur l'alignement des ceps finissant de s'étendre vers les lisières de la plaine. C'était le point où l'horizon émettait un son presque inaudible, mais révélateur d'une aspiration de l'univers à vouloir intégrer un morceau de cette quiétude. Son peliçon mauve sur des vêtements simples en futaine commune aux plis droits n'enlevait rien de cette altière gravité qu'elle mettait dans chacun de ses gestes. Il l'avait observée un moment, la pensée dans le raisin au milieu de l'odeur des fumures qui s'en allait rejoindre un ciel de démiurge. Tout l'avait apaisé. Quand leurs regards s'étaient croisés, le long chemin de la connaissance semblait avoir déjà été entamé. Il lui avait dit :
— Je cherche une place pour me poser, si vous avez besoin de mes services...
Elle avait juste hoché la tête et murmuré :
— Oui.
C'était un souffle.
Le souvenir de cette première entrevue ballottée entre les visites des greniers où les sacs de céréales s'entassaient et les examens des cultures de la réserve du domaine seigneurial ne l'avait plus jamais quitté.
Elle lui disait qu'il aurait la charge des registres comptables et qu'il devait s'occuper des échanges avec les métayers des tenures. Les problèmes, elle ne les occultait pas, il se dit que la place lui était acquise, tout en elle l'indiquait implicitement, elle ne le lui demandait pas, mais il savait déjà qu'il entrait dans le domaine des Roches.
La réserve était fièrement tenue par les serviteurs qui ne comptaient plus le nombre de tâches auxquelles ils étaient astreints. Chacun savait quoi faire d'un travail qui exigeait une abnégation totale, c'était ainsi que chacun se sentait satisfait. En les visitant, il avait mesuré l'ampleur de l'épreuve à laquelle Isabelle avait dû se soumettre, veillant sur le bien-être de tous, tenant le registre des comptes et l'inventaire constant des denrées. La liste de maints objets annexes à rentrer, c'était également une lourde entreprise quand il fallait également conduire la carriole jusqu'à la bourgade voisine pour s'approvisionner en moult articles de quincaillerie.
Amaury avait dressé les doléances que chaque paysan lui avait glissées à mots couverts. Il les avait écoutés, il les avait vus engoncés dans leur sayon ou leur cape d'où n'émergeaient que leurs houseaux de grosse toile étanche. Il avait interrogé les lavandières toujours chargées de draps en coton, s'était enquis de leurs attentes. Quel que fût le chemin qu'il empruntait dans la journée, il faisait une rencontre, le sol avait besoin de tous les bras pour que blondisse le pain de chaque jour.
Il en parlait à Isabelle, au cours de leurs réunions hebdomadaires qui devinrent plus fréquentes à mesure que les difficultés s'ajoutaient de façon impromptue quand les différends entre les gérants des tenures demandaient de longues tractations. Isabelle louait des terres à des hommes de plus en plus âpres à la négociation et prompts à l'invective. Amaury s'occupait de lever le cens et de collecter le champart, les paysans le regardaient avec une suspicion qu'il eut bien du mal à dissiper.
Il évoqua le manque de réserves alimentaires, problème auquel il devait s'atteler pour ne pas se contenter de vivres journaliers. « Vos terres sont vastes », elle lui répondit que penser à un présent qui dure lui suffisait.
Ils se retrouvèrent souvent dans l'estude, une pièce qu'Isabelle s'était aménagée auprès de sa chambre privée.
La première fois qu'Amaury y fut convié, il resta sur le seuil, frappé par l'effluve d'un parfum qui le saisit tout entier. Il était dans un lieu qui se voulait écarté de toute nuisance. Là, Isabelle se retirait, de tout. Il eut la vision de la pelisse qu'elle détachait, le relâchement de son âme qui se libérait, le voile dernier qui restait, la laissant en face d'elle-même. La pièce se distinguait par la présence de roues à livres. Il fut surpris de trouver des ouvrages aux tranches dorées, aux coiffes fragiles. Il aperçut des palimpsestes raturés, grattés plusieurs fois, trahissant un héritage générationnel qu'Isabelle conservait avec soin.
Il comprit qu'elle avait dû se contraindre pour le laisser entrer dans ce lieu, un sanctuaire. Il y régnait une telle toise de silence qu'il baissa la voix instinctivement. Il ne put jamais faire autrement que de parler peu comme s'il se laissait pénétrer par la douceur d'une autre voix. Là, il se calmait, sentait que sa nervosité s'atténuait. Il contemplait la table sur laquelle étaient posés des feuillets épars où des mots étaient retenus par le bout d'un songe. Des parchemins liés par de fines lanières de chanvre achevaient de rendre au lieu son aura de mystère. À chacune de ses visites, il emportait un fragment de la pensée d'Isabelle. Il la découvrait un jour après l'autre, il voyait s'ouvrir une porte cochère par laquelle il s'engageait pour une interminable fugue.
Et sur la table aux boiseries délicates, un vase d'iris mauves parvenait à sanctifier la pièce. Elle ne lui dit jamais que c'était l'endroit où elle aimait s'isoler pour écrire, il le vit en se levant et en s'approchant de son bureau où un feuillet en vélin montrait quelques lignes d'une écriture cursive. Elle ne lui dit pas non plus qu'elle pinçait sur les cordes d'un violon, il vit l'instrument couché sur le repli de la fenêtre. Lui arrivait-il de peindre ? Il s'en doutait quand il la vit ramasser des fleurs et les poser entre deux cahiers d'un codex bien épais. Il fit la connaissance des plantes tinctoriales, la garance et le pastel ne lui furent plus étrangers, il admirait le rouge du couchant et le bleu tremblant de l'aube qu'Isabelle peignait sur ses toiles.
Il ne lui parla que des assolements, lui exposant sa façon de faire pendant qu'elle évaluait ce qu'elle devait décider en définitive. Quand ils arrivaient à bout d'un inventaire, ils échangeaient un long regard de gratitude pour l'intime joie qui leur avait été donnée de travailler ensemble.
À eux deux, ils finirent par rédiger un mode de gestion qui leur permettait de connaître le rendement de chaque tenure louée.
Petit à petit, ils s'apprivoisèrent. Ils reconnurent l'harmonique de leurs accointances, un même pas, un tourment égal, un refrain repris, une discorde résolue. La symphonie leur remplit les heures et les jours. À quel moment le « do » naturel de leur partition devint-il un « do » dièse ?
Elle le surprit regardant les sols avec un indicible regret dans le regard. L'envie de lui proposer des arpents de terre lui avait alors traversé l'esprit. Des terres l'eussent rattaché aussi fermement que des cordons matrimoniaux. Mais aurait-il reçu ce don comme un bienfait ou l'aurait-il rejeté le considérant comme tout juste lacrimable ? La crainte de le voir retenu par un sursaut d'orgueil l'empêcha de formuler clairement sa proposition. Par maints discours détournés, elle parvint à lui parler d'un fief, de terres attribuées à un vassal pour les services rendus à la dame d'un domaine.
Amaury fit miroiter la robe du vin de leurs vignobles. Le vin de table, gouleyant, il le goûtait à chaque repas auprès d'elle pendant que Bertille comblait les silences, lui passait les plats en lui racontant par le menu les anecdotes de sa journée de gouvernante à tout faire. La bougie laissait lentement couler les précieux moments d'un furtif offertoire. Après le souper, Amaury faisait le tour de la réserve, vérifiant vignes et cultures, greniers et niches des animaux puis chaque fois, avant de regagner son logis, il levait les yeux pour regarder la petite lumière qui vacillait dans l'estude, là où Isabelle écrivait ses plus entières pensées. Il la savait venir à lui, de plus en plus proche de son propre habitacle cloisonné par des années de varappe en terre libre. Mais il la savait aussi habitée par une autre sorte de solitude, de celle qui ne dévore que les âmes enchâssées dans cette alcôve qui la retenait au sol aussi fermement que des liens de cordage à la barrière des sentiments.
Quand il décida de partir, elle eut un soupir à peine perceptible qu'elle ne fit entendre qu'aux champs endormis. Ce n'était pas une question pour lui de fuir les travaux, mais plutôt de s'en éloigner pour mieux s'approcher d'un autre besoin qui le quémandait, c'était les flammes d'une avidité qu'elle sentait. Il avait dans le regard un autre feu qui le brûlait. Dès lors, elle comprit qu'elle ne pouvait plus lui parler de son affliction de le voir s'en aller.
Elle n'arrivait pas à retrouver le soir où ils furent envahis par une angoisse qui les livra l'un à l'autre au plus fort de leurs corps délivrés. C'était un soir qui se fixait dans un temps qu'ils avaient pu prendre sans repères ni datation. C'était le moment où il y eut dans le couchant le désir primaire d'unir cette beauté à une autre terre, la chair, le corps investi, le geste désirable qui sertit l'autre dans son propre écrin.
Il y avait cette goutte transparente, s'écroulant sur la feuille dévoilée, ouverte à la liesse, une perle extatique que le ciel emporta dans son immensité.
Elle prenait conscience de l'odeur rauque de l'humus comme un cri venu d'une gorge humaine. Il lui manquait, la rosée de l'aube bientôt allait donner un air de fête à l'explosion des noces nocturnes. Sur les feuilles, il y avait des bulles comme des globes de larmes au bout des cils. Les limbes les retiendraient autant qu'ils le pourraient, craignant de les voir disparaître, se crispant sur les rainures pour éviter de choir.
À cette heure, elle avait coutume de lui parler des champs labourés de leurs désirs. Il lui tenait le cou et elle sentait le travail puissant de la terre qui voulait l'ensemencer.
Ils allaient à la fraîche, ivres du premier réveil, ils voyaient l'oiseau s'étirer comme après une bienheureuse narcose, ils se transmettaient le clair message de leurs regards levés sur les plaines comme si leur sommeil peuplé de charmogne avait englouti le chant des racines.
Il lui manquait.
Elle n'avait pas réalisé combien ce manque pouvait lui crisper le cœur et la rendre attentive aux bruits des branches dénouées, aux odeurs des foins fauchés, aux pulpes des grains saturés d'eau acidulée.
Les travaux et les jours avaient creusé le sillon d'un chemin qu'il lui tardait de prendre. Il repartait vers là où il était venu, attiré par les promesses de grandes découvertes, l'appel de la mer et les cris des mouettes du grand large. D'autres contrées l'attendaient, il ne fuyait pas, il continuait sa route.
Elle n'avait jamais su d'où il venait, il lui était arrivé pourtant de se confier, mais elle avait toujours perçu qu'une terre ailleurs le concernait et que cette terre, elle ne pourrait jamais l'atteindre.
Elle n'avait pu lutter contre son besoin de liberté. Il lui avait longtemps tenu le visage dans les mains. Elle en avait bu toute l'impérieuse ferveur. Et il était parti avec sa giberne.
Elle entendait encore son mantel de futaine doublé de coutil claquer dans le léger vent vespéral.
Ginette Flora
Janvier 2022




Merci du partage Ginette Flora.