La route des sapins
- Ginette Flora Amouma

- 20 août 2024
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 juin

– N’y allez pas ! Ce n’est pas conseillé, cet été. Un siècle s’est écoulé depuis le drame ! dit l’agent attaché à l’Office de Tourisme.
Devant l’incrédulité de Francine, il se mit à soliloquer comme on laisse gicler une plaie qui une fois ré-ouverte, tarde à cicatriser. L’histoire qu’il développait concernait un géant transformé en pierre pour avoir voulu s’approcher d’une jeune fille qui lui échappait.
– La légende dit qu’une fois tous les cent ans, il lui est possible de sortir de son immobilité minérale.
Pendant toute la durée de la traversée de la forêt des sapins, Francine resta aux aguets, sursautant à la moindre obscurité. L’ombre, la hauteur des arbres, leur densité, leur sombre couleur de pelisse vert empire comme incarnant la célébration journalière d’un sacre au règne végétal, tout lui apparut comme intensément habité. Sous les sapins, la pénombre jetait des aires de survivance où l’œil inquisiteur se dilate, à vouloir remonter la taille des sapins, vertigineuses silhouettes sylvestres.
La route s’accrochait à la suivante, cherchait à rompre la musculature des sapinières rassemblées au bord des rochers. Les géants feuillus portés par leurs tonneaux colossaux, troncs aux diamètres démesurés, se tenaient encordés par leurs rameaux griffus. Tacitement liés par des lois engendrées par la sève cyclique, ils se tenaient au seuil d’un pays où l’on entrait que par les sentiers des lutins, de vieux sols pavés affaissés par la boue accumulée.
Le ciel rongé par les cimes embrassées, s’éloignait de plus en plus.
« Dites-moi n’en quel pays » on entre quand on voit la cathédrale des épicéas lancer leurs flèches sur leurs tours de garde ? « Dites-moi par où et comment ? »
Les lutins répondirent :
– Prendre la piste qui s’ouvre devant vous et fuir les bruits de haine et de concupiscence pour les remplacer par des senteurs de résine et d’essences végétales.
Francine coupa les moteurs et s’engouffra dans la direction indiquée par une pancarte en bois sur laquelle des lutins facétieux riaient et dansaient.
Elle fut emportée par des bras aux énormes enlacements lorsque des grondements s’élevèrent. Elle chercha à s’arracher à la frayeur qui déjà s’amorçait et tout s’additionna rapidement, les rancœurs, les imprécations enfouies, toute l’ire purulente, saignante de frondes subies, de diffamations supportées, toute la lie d’un vin qu’on buvait à toutes les messes sans jamais les renverser d’un coup de poignet habilement tourné.
Elle fut rattrapée par le géant, son visage surgit d’un tronc volumineux, un visage aux traits déformés, maculé de taches où suppurait sa blessure.
En bondissant sur les racines ouvertes comme des tentacules dévoreuses de la souffrance retenue, elle fut happée par la nuit du temps qui tombait, par la peur du néant, par les grelots avertisseurs du marasme qui l’engloutissait.
En quel pays avait-elle vu la masse gélatineuse de la haine se coller à sa paume, envahir sa peau et s’infiltrer dans ses membranes pour s’en nourrir comme affamée de la gangue visqueuse qui l’enfonçait lentement dans les vases d’un marécage ?
Le vent sifflait ses lamentations sur les fourches des rameaux hérissées de rancune et de ressassante antienne. Il accrochait ses propres boules de nerfs malmenées aux aiguilles des sapins qui s’esquivaient. N’en quel pays était-elle arrivée, la prophétesse, pour que toutes les attentes passées d’un temps qui l’avait muselée, revinssent tinter dans la forêt des piliers de la terre ?
Le temps était si long quand les heures passaient le long des ramures et des feuilles mortes, dans les cônes qu’elle ramassait pour les peindre et les transformer en icônes de son attente. Le jour ne bougeait pas, le ciel non plus qu’elle eût souhaité remplir de sa propre substance tant l’espace s’avérait généreux. Se nourrir de la faim qui pulsait dans ses veines, s’hydrater aux sources dont elle entendait rimer leur course dans l’herbe ! C’était la pensée qui passait dans le lent écoulement d’un temps où l’on ne marchait pas. On pouvait vivre d’attente, on ne savait pas qu’on perdait un pays qui ne possédait rien ni fleurs ni fontaines, ni arches de ciel où se meubler. L’attente d’espoir d’un passant et d’un figurant. La longueur du jour, la lenteur des heures, elle les suspendit aux pointes des sapins comme pour s’en défaire. On entendait les cris étouffés des voix errantes capturées par les vents orageux, des paroles mielleuses s’en échappaient, les fougères remontaient sur les jambes comme des caresses maudites. C’était le temps où ni le ciel ni l’horizon n’existaient dans un pays qui attendait comme elle avait attendu et espéré pouvoir s’en approcher. A les voir s’effilocher de loin, les nuages blancs d’illusion, derrière la canopée infinie d’un feuillage opulent, derrière les clochers des cimes, elle plia ses bras aux jointures qui l’élançaient encore, tordues par une douleur qui revenait comme reviennent les espoirs sauvages jamais élucidés.
S’il y avait une palissade à repousser, Francine l’eût fait mais les troncs impassibles clôturaient le paysage par des barreaux d’un vert intraitable. Des visages ridés, engoncés dans leur sève intarissable qu’une fontaine de jouvence n’eût pas pu juguler tant l’obscurité régnait de tous côtés.
En quel pays de ferrures et de serrures avaient vécu ses paroles quand elle les modulait comme des pépiements d’oiseaux de l’aube quand on croit que le jour offre sa souveraine croissance ?

Elle les jeta toutes, elle se défit des promesses et des contrats engagés pour la vie entière mais quelle vie quand elle s’aperçut que la forêt de sapins n’en avait aucune sinon la seule qui perdurait dans une parfaite cohésion de feuilles, de racines et de cernes.
Dans les amas de ronces et les enchevêtrements de bugles au pied des altières plantes des bois, des gentianes persuasives agenouillées devant la haute stature des officiants, elle vit un gnome se faufiler et lui cligner des yeux. Une piste caillouteuse s’ouvrait.
Un sacrement journalier, primitif continuait de dresser son cérémonial, les sapins faisaient bruire les manches de leur étole, un cri guttural déchira le voile opaque fixé sur les yeux perçants d’un ciel oblique. Pour Francine, c’était le rideau de sa mémoire qui s’effilochait, retombant en lambeaux sur les aiguilles aiguisées. Elle crut reconnaître des bouts de parchemins signés sans crainte qu’une serpe de bûcheron eût retourné plusieurs fois avant de les conserver et de les débiter en rondelles de bois.
" Mais on débite des troncs d’arbre, pas les promesses sans cycles éternels", hurla un lutin en la guidant vers la plus longue brèche qui débouchait dans les entrailles de la sapinière.
Sapin président, épicéas plantés pour se donner une longévité, elle avait introduit également des arbustes dans son champ de ruines mais les orchidées sauvages n’avaient pas aimé se répandre en sanglots sur les paillasses d’un sol meurtri. Tout s’était calciné, tout avait disparu dans le lent ensevelissement de la conscience.
Francine s’empara d’une bûchette pour en évaluer la solidité, la pesante présence, tout pouvait devenir un outil de subsistance, un objet de compagnie. Jusqu’où pouvait-on aller quand on s’apercevait que l’outil devenait de plus en plus un lourd objet de haine ?
Une baraque tout en rondins, entourée d’une verdure appliquée à reconstruire un espace de joie la prit au dépourvu. Francine fit surprise par la bulle de paix qui s’en dégageait. Rouges étaient les jardinières remplies de fleurs en corolles. La joie arrivait tout soudain comme une halte dans la terrible forêt d'où l’on ne sortait pas.
Elle lut une signalétique, un panneau indiquait « Clairière, route des sapins ». Une bande de lutins trépignait d’allégresse en l’apercevant :
– C’est par là, tourne à droite et plus loin, il y a le torrent !
Le torrent de larmes, Francine l’avait connu puis asséché pour ne plus en user car l’eau claironnait sans rien que ses mains trempées n’enlèvent la poisse qui s’y était agglomérée. Des pas précipités derrière elle la terrifièrent. On la poursuivait, le géant ne s’avouait pas vaincu. Il gagnait du terrain.
En quel pays vivait-elle encore ? Du vert émeraude, elle atteignit la limite du vert fougère et puis le vert infini s’imposa et elle sut que par là, par l’unique brèche, elle ne trouverait rien que quelques mots que le géant dans sa métamorphose provisoire, lui proféra postillonnant et éructant sous le coup de l’épuisement :
– Après plus rien, le néant. On n’atteint rien par là. On n’atteint pas le pays où l’on n’arrive jamais.
Et il se redressa, apparut plus grand et plus monstrueux.
– C’est la nuit la plus noire. Tu t'es jetée dedans. Bientôt, je redeviendrai une pierre. Je suis en sursis, juste le temps de m’approcher de celle que je voulais voir. Mais à quoi bon ? Tu es plus abîmée, plus ensevelie que les fougères que j’écrase sous mes pieds. Mais je sais que bientôt, tu n’auras plus peur de moi. Tu viendras te reposer sur la pierre que je serai devenue. Tu viendras te confier au silence de ma retraite immobile. Tu pencheras ton visage sur la moiteur plissée de mon front, tu glisseras ta main sur la patine de ma roche. Là peut-être tu sauras combien j’ai voulu soulager ta peine, remplir ton attente, te couvrir des roses qui t’ont tant manqué. Tu sauras que je suis venu jusqu’à ta solitude.
Et le temps prohibé s’abattit sur eux. Le torrent était dans tous ses états, elle le retenait, il roula si fort sur les cailloux qu’elle y entra se laver de toutes ses souillures.
La régénérescence se fit en même temps que le géant se retrouva transformé en pierre couverte de mousse et de fossiles.
Des centaurées et des cyclamens buvaient au bord de l’eau, simple filet d’eau que Francine découvrit comme si un ruban argenté déroulait son élégie dans l’herbe emportant les quelques débris de son cœur désarticulé. Un chant comme un murmure timide trembla dans l’air aux senteurs d’écorces éclatées. Les cris des sapinières devinrent des soupirs, une arrivée mélancolique, de frustes caresses posées sur les branches les plus basses, accessibles. Et quand elle voulut regarder au delà des absides, elle put voir pendant un moment un ciel qui attendait.

C’était à Champagnole que tout avait commencé, se dit-elle.
Aussitôt que la route avait bifurqué dans les lacets et s’était glissée dans les chenets d’où partaient les colonnes de fiers mastodontes, c’était à ce moment que les aiguilles de sa montre connectée n’avaient pas résisté à la pression des vents puis succombé à la force indestructible des grands penseurs des montagnes peuplées de corps anciens, de strates habitées par la faune et la flore, les minéraux et les ossements.
Elle avait senti sa carapace s’ébranler quand la sentence était tombée pour détruire le jeu infertile de sa résistance car la véritable sortie disait de ne pas haïr mais de partir, vers ce pays où il fallait savoir comment pousser le portillon, entrer dans le jardin et trouver sa délivrance.
Francine retrouva son embranchement et ne comprit pas pourquoi elle courait pour rejoindre sa voiture. Elle buta sur un entassement de bûches. Des troncs d’arbres avaient été débités et se tenaient prêts à être envoyés dans les entreprises forestières.
C’était le pays du bois. On y travaillait à fabriquer des planches, on entreposait des stères pour le bois de combustion, du bois pour les constructions, du bois pour le papier. Elle passa devant des amoncèlements de bûches, de rondins et l’odeur des copeaux qui voltigeait dans l’air lui rappelait qu’elle avait cédé à l’appel de quelques troublantes divinités sylvestres capables d’envoûter les visiteurs des bois.
Le bois, on en avait besoin. Les bûcherons replantaient les arbres, le temps passait à attendre que les sapins grandissent toujours plus haut et plus fort, des voix chassées revenaient trouver refuge dans l’antre qui leur manquait, « le cœur » , dit-on.
On enlevait l’écorce, on laissait sécher l’aubier. Ainsi découvert l’aubier blanc, jeune, arrivé comme une éclosion dans la forêt peuplée de saltimbanques, de chamois, de chevreuils, était la mémoire pour les pierres qui revenaient prendre la route des aïeux.
– Vous avez été poursuivie par le géant ? s’enquit l’agent de tourisme, vissé au comptoir de son service.
– Oui mais l’histoire ne s’est pas achevée comme on pouvait le croire. Personne ne sait ce qui peut se passer quand la pierre redevient un géant pour une journée !
– Et pour vous, cela s’est passé comment ?
– Si le géant a une taille de titan, son cœur est comme l’arbre d’or et ne craint pas l’usure du temps.

Ginette Flora
Août 2024




J'ai pris la route des sapins avec pour guide Francine... une découverte qui éveille nos cinq sens !
" Si le géant a une taille de titan, son cœur est comme l’arbre d’or et ne craint pas l’usure du temps." J'ai trop aimé, j'ai oublié le quotidien, j'étais loin ... sur tes mots et avec ce monde que j'aimmmme ❤️