La page de Colette Alice - Lucia Moholy
- Ginette Flora Amouma
- il y a 7 heures
- 5 min de lecture
Une photographe du Bauhaus restée dans l'ombre
Lucia Moholy
(1894-1989)

C’est la stupéfiante histoire d’une injustice, celle du fondateur du Bauhaus (1-Ecole d’art), l’architecte Walter Gropius (2), à l’égard de Lucia Moholy, la photographe officielle de l’école.
Née le 18 janvier 1894 à Prague, Lucia Schulz grandit au sein d’une famille juive non pratiquante d’origine allemande. Les journaux qu’elle a laissés, en plus de témoigner de tranches de vie avec sa famille proche, montrent une inclination artistique précoce. En grandissant, Lucia étudie l’allemand, l’anglais, la philosophie, la philologie et l’histoire de l’art à l’Université de Prague. Elle commence à travailler dans le cabinet d’avocat de son père, toujours à Prague, avant de déménager à Wiesbaden, en Allemagne, où elle travaille comme critique de théâtre pour un journal. On la retrouve ensuite à Berlin où elle devient rédactrice et éditrice pour plusieurs maisons d’édition. Elle commence également à écrire, notamment de la littérature expressionniste publiée sous un pseudonyme masculin : Ulrich Steffen.
En 1920, Lucia Schulz fait la connaissance de celui qui deviendra son mari en 1921 : László Moholy-Nagy (3).
De caractères divergents, d’après les mots de Lucia, tous deux se retrouvent cependant autour de leurs idées et intérêts artistiques :
« Les arrangements de travail entre Moholy-Nagy et moi-même étaient inhabituellement proches, la richesse et la valeur des idées de l’artiste gagnant en puissance, pour ainsi dire, avec l’alliance symbiotique de deux tempéraments divergents».
Lucia, qui travaille pour plusieurs maisons d’édition, soutient financièrement le couple pendant plusieurs années.
En 1923, László obtient un poste d’enseignant à l’école du Bauhaus à Weimar. Lucia le suit et travaille avec lui. Technicienne de chambre noire, elle développe les clichés de son mari et l’aide à composer les textes de ses œuvres, un travail pour lequel elle n’est pas reconnue.
En 1925, László publie le livre Malerei. Fotografie. Film, un ouvrage dans lequel elle n’est pas créditée bien qu’elle y ait participé. Elle confiera plus tard :
« J’ai rédigé beaucoup de textes publiés sous son nom. J’ai eu plus d’influence sur lui que lui sur moi ».
En parallèle, Lucia se forme à la photographie et documente par ses clichés l’architecture intérieure et extérieure du Bauhaus à Weimar, une œuvre qui s’inscrit par son esthétique dans le mouvement artistique de la Nouvelle Objectivité (1918-1933), avec une volonté de représenter le réel précisément sans fard.

©Le Bauhaus de Weimar

©- dezeen.com lucia mohony
En 1926, elle obtient un diplôme de photographe à l’Académie des arts visuels de Leipzig.

© researchgate.net photos Lucia Mohony
À Dessau, elle photographie le nouvel édifice imaginé par Gropius sous tous les angles et documente la vie quotidienne de l’école où, malgré un climat ouvertement misogyne, les femmes parviennent peu à peu à se faire une place. Mais toujours considérée comme l’épouse de László Moholy-Nagy, Lucia ne sera jamais rémunérée pour son travail pourtant considérable, comme en témoigne un grand nombre d’archives (entretiens et extraits de journaux).
En 1928, Lucia et László quittent le Bauhaus qui, accusé d’enseigner « L’art Dégénéré », sera fermé en septembre 1932 par les nazis.
L’année suivante le couple se sépare. Lucia Moholy, après avoir travaillé quelque temps pour une agence, enseigne la photographie dans une école privée à Berlin.
En 1933, l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne la contraint à émigrer. Fuyant Berlin, elle laisse derrière elle environ six cents négatifs et rejoint d’abord Prague puis Vienne et Paris, avant de s’installer à Londres. Elle y établit un studio et se lance dans le portrait et l’enseignement, ainsi que dans l’écriture de son livre : « A Hundred Years of Photography, 1839-1939», un ouvrage sur l’histoire de la photographie.
Pendant son séjour à Londres, l’intérêt pour le Bauhaus s’accroît et des catalogues sont publiés qui utilisent des clichés de Lucia issus des négatifs qu’elle a dû laisser derrière elle, sans la mentionner.
Lucia s’engage alors sur la voie de l’émancipation mais, rattrapée par la montée du nazisme, elle est contrainte de quitter l’Allemagne en abandonnant la totalité de son œuvre, soit plus de 560 plaques de verres « confiées » aux bons soins de László Moholy-Nagy. Ces plaques se retrouvent entre les mains de Walter Gropius qui s’en sert pour faire la promotion du Bauhaus aux États-Unis où il a émigré en 1937. Sans jamais rémunérer et encore moins mentionner la véritable autrice des images. L’année suivante, il utilise notamment 50 photos de Lucia lors d’une exposition au Museum of Modern Art (MoMA), toujours sans la mentionner. Lucia contacte alors Walter Gropius pour tenter de récupérer son travail, mais en vain.
Des échanges épistolaires entre Lucia Moholy et Walter Gropius ont cependant ont été retrouvés :
Lucia : « Ces négatifs sont des documents irremplaçables qui pourraient être extrêmement utiles, maintenant plus que jamais.»
Walter : « Il y a de nombreuses années à Berlin, vous m’avez donné tous ces négatifs. Vous imaginez bien que ces photographies me sont très utiles et que je les ai continuellement utilisées. J'espère donc que vous ne m'en priverez pas.»
Lucia : « Vous ne vous attendiez pas à ce que je retarde mon départ [de Berlin] pour rédiger un contrat formel stipulant la date et les conditions de retour ? Aucun accord formel n’aurait pu avoir plus de poids que notre amitié. C’est une amitié sur laquelle j’ai toujours compté, et que j’invoque maintenant.»
N’obtenant pas gain de cause, Lucia fait alors appel à un avocat pour tenter de récupérer son œuvre mais ne retrouvera ses négatifs qu’en 1957, et de manière incomplète : seuls 230 des 560 négatifs de son travail au Bauhaus lui sont restitués.
Après avoir passé une dizaine d’années au Proche et au Moyen-Orient dans le cadre de projets de l’UNESCO, notamment pour la réalisation de films documentaires, Lucia s’installe en 1959 en Suisse où, tout en se consacrant à l’écriture de son passage au sein du Bauhaus, elle devient critique artistique et anime des conférences.
En 1972, elle publie l’ouvrage « Moholy-Nagy Notes » pour tenter à nouveau de récupérer le crédit de son œuvre utilisée sans sa permission, une œuvre importante effectuée en grande partie dans l’ombre de László Moholy-Nagy.

Lucia Moholy meurt en mai 1989 à Zurich, à l’âge de 95 ans.
Certaines publications ne lui attribuent toujours pas la maternité de ses œuvres mais, encore aujourd’hui, son œil visionnaire inspire des générations d’artistes.
À l’heure où l’héritage du Bauhaus est attaqué par l’extrême droite allemande (AfD) en tant qu’ « aberration historique », il est urgent de redécouvrir cette figure fondatrice de la modernité.
(1) Le Bauhaus : école d’art, de design et d’architecture fondée en Allemagne en 1919 par Walter Gropius. Le mouvement Bauhaus est considéré aujourd’hui comme l’un des mouvements d’architecture d’art et de design le plus influent de l’histoire.
(2) Walter Gropius (1883-1969) : architecte, designer et urbaniste allemand, naturalisé américain en 1944.
(3) László Moholy-Nagy (1895-1946) : peintre, photographe plasticien et théoricien de la photographie hongrois, naturalisé américain en 1946.
Colette Alice

Juin 2025
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