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La lettre suivie

Dernière mise à jour : 16 mars

J’arriverai à l’heure, quelques minutes, le bureau de poste pourrait bien attendre quelques minutes. Il ne fermera pas, la dernière fois, il avait une excuse mais cette fois, ne crains rien, je cours, je vole, il n’y aura pas d’excuse. Je serai à l’heure, la lettre partira.


Les roues des voitures ont crissé mais j’ai réussi à franchir la rue, ai-je regardé le temps ? Attendre que les voitures passent avant moi alors que je suis peut-être en retard ? Mais c’était bien à moi de passer, j’étais bien  sur le passage clouté, ma main serrée sur mon sac, ma main qui ne lâchera pour rien au monde la lettre, ne crains rien cette lettre arrivera à temps devant le bureau de poste et s’il le faut, j’attendrai qu’on vienne chercher ma lettre.

Que s’ouvrent les portes vitrées où coulissent les gestes tant de fois répétés ! L’enveloppe  ne voulait pas se fermer, je l’ai collée et recollée en humectant les bords, en écrasant mes doigts fébriles sur les plis du papier humidifié puis le  temps s’écoulait, l’encre et l’adresse coulaient dans les pleurs  qui tombaient, j’ai perdu du temps à l’assécher, j’en conviens, le temps, je l’ai perdu ce temps qui t’était dû, mais les mots m’ont manqué quand j’ai inscrit ton adresse. Si lointaine la ville où tu habites, la lettre saura-t-elle  aller si loin, pousser les frontières, rabattre les murs, faire tomber les barrières des terres qui me séparent de toi ?

Ce timbre folichon m’a tellement inquiétée que j’ai percuté le poteau électrique. Un chien a jappé, un promeneur s’est retourné mais je courais déjà, je courais en pensant à ce timbre que je voulais immense, fleuri, coloré, accélérateur de la vie que je mène, un timbre que tu verras prendre forme, s’illuminer, jaillir de son cadre étriqué et s’étaler sur ta main, te donner un spectacle que tu admireras, fou de plaisir, terrassé par la distance qu’il a prise pour arriver jusqu’à toi.

 Les marches qui dégringolent vers l’entrée du la rue commerçante, j’en ai raté une mais j’ai couru, plus que quelques rues et j’arriverai à l’endroit qui me rapprochera de toi. Ai-je bien choisi la carte ? Je voulais une vue du paysage.

 

– Mais une carte  du village, vous n’avez rien d’autre de notre village  avec son clocher, son marché, son maraîcher….rien d’autre qui montre  la vie ….La vie de tous les jours ?

 –  Mais non, on n’en fait plus. La solution, c’est que vous la fassiez vous-même la carte. C’est facile à faire avec tous ces appareils qui savent tout faire, nous on ne vend plus de cartes.

–  Je prends ce que vous avez et je ferai avec, un montage, un collage comme vous dites, une carte avec une belle vue du ciel au moins le ciel et ses étoiles ou une carte avec une rue grouillante de gens, d’enfants, de platanes et de bécanes adossées aux vieux troncs ridés.


Et j’ai galéré pour en trouver une en me disant que peut-être tu aurais préféré que je t’en dessine une ! Une carte à poster, mille fois recommencée, avec des traces de gomme puis de couleurs puis  le résultat de plusieurs heures de contemplation.

 

Ridée comme moi qui ride de ne rien savoir de toi, mes cheveux fanés comme les fleurs  jetées dans la terre, la fin de tout, la fermeture car elle va fermer la poste, fermer comme la porte de ton domaine et le temps presse, je dois arriver à l’heure.

 La carte m’a pris beaucoup de temps, le bureau de presse n’en avait pas, j’ai tenté les boutiques, les magasins  de bric et de broc. Et j’ai hésité.

Serait-ce une carte avec un château ou un monument culturel ? L’opéra ? Le conservatoire, une école, l’élément culturel, comme tu l’aurais aimé !

Puis j’ai pensé aux églises et leur clocher, aux temps conservés dans les bénitiers, entre les pages des missels et les façades animées par des sculptures. Tu aurais aimé la vie accomplie dans ces travées vivant dans le silence effrayant des personnes statufiées. Puis je me suis heurtée aux murs. A les voir de haut, je me suis pris la tête dans le granit des saintetés. Des pages entières de lecture, on les lisait en les visitant. J’ai appris à lire le langage des murs.

Je sais que tu voudrais que je parle de tout, des passants et des moissons. Alors j’ai pensé à une carte qui représenterait tous ces éléments et l’idée m’est venue de la créer moi-même. Cette carte, elle est dans l’enveloppe, carte et enveloppe serrées dans mon sac et moi qui fends l’air dans la rue, la prochaine rue est la bonne.

 Tu la recevras ma carte que j’ai illustrée traversée par les eaux tranquilles des années que tu as vécus avec moi et moi qui tombe là dans le caniveau mais qui me redresse aussitôt car le temps s’écoule et roule au bruit discordant de l’avertisseur courroucé d’une voiture qui freine brutalement. Non, ce n’est pas aujourd’hui que je trépasserai. La lettre doit partir d’abord.

 

Ce sera une lettre suivie car je saurai où elle transite la lettre. Aujourd’hui déposée, demain elle sortira du pays, elle survolera les océans, elle  sera lâchée aux abords d’une montagne puis d’avion en train, de bus en voiture, c’est à vélo que le facteur déposera ma carte dans la boîte aux lettres de ton adresse. Mais que va penser le facteur ? Mais rien, rien, il ne pensera rien, il connaît les adresses,  si la tienne se  déverrouille, il le fera, il tournera oui l’enveloppe, la curieuse enveloppe qui vient de loin. Il va relire l’adresse, il va s’attarder sur le nom singulier mais il trouvera le bureau qui s’occupe de ce genre d'expéditions. Lui, c’est le timbre qui va le captiver un moment puis quand il arrivera, il reculera devant l’endroit si plein de maisons basses mais il saura s’agenouiller, vérifier les noms qui le tracassent et trouver le chemin de ta nouvelle demeure. Il la visitera sans pouvoir s’empêcher de se demander si d’autres lettres étaient parvenues dans ce coin pour résidents immobiles, il valait mieux connaître déjà les allées qui mènent aux nominés.

 

Tu la prendras cette lettre  à cette heure immuable où je te sais sortir de ton cercueil, vêtu de cet habit d’ombre et de lumière  que les aïeux ont posé sur ton corps rigide dans les couleurs que tu souhaitais, à cette heure-là, tu viendras t’appuyer contre la porte en fer forgée et chercher fiévreusement ma carte froissée de signatures, ma carte qui donne les nouvelles que tu cherches si fort à obtenir, les nouvelles des vivants.

 

Ginette Flora

8 Comments


nicole.loth
nicole.loth
Apr 16, 2024

Elle a parcouru le temps la lettre, et celui qui l'attend outre tombe sera si heureux de la recevoir... un texte suivi avec la passion du voyage Ginette. Merci !

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Je me demande ce que nous réservent encore les malles !

Chaque jour, j'y furète ... et quelques grains de poussière en s'échappant révèlent des moments qu'on croyait éteints !

Belle journée, Nicole.

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Comme c'est beau ! ❤️

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Ohhhh ! cela se passe dans un autre monde, chère Viviane .

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Colette Kahn
Colette Kahn
Apr 14, 2024

Que d'émotions, d'aventures dans cette lettre. Faisons-lui confiance pour qu'elle trouve pas au bout du voyage un "N'habite plus à l'adresse indiquée"...

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Oui, faisons lui confiance !

Il reste toujours quelque chose dans le sablier du temps.

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Fredoladouleur
Fredoladouleur
Apr 13, 2024

Avant d'affranchir la lettre, correspondance précieuse entre toutes, il faut parfois s'affranchir du temps ! Quoi qu'il en soit, une lettre à suivre, Ginette ! ^^

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Juste ciel ! Comme c'est précieux ce que tu dis , cher Fred !

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